Ces enfants vivaient dans l'erreur: ils croyaient agir et parler au hasard quand leurs moindres propos avaient pour but réel d'annoncer leur Destin. L'auteur et moi nous échangions des sourires attendris par-dessus leurs têtes; je lisais la vie de ces faux médiocres comme Dieu l'avait conçue: en commençant par la fin. D'abord, je jubilais: c'étaient mes frères, leur gloire serait la mienne. Et puis tout basculait: je me retrouvais de l'autre côté de la page, dans le livre: l'enfance de Jean-Paul ressemblait à celles de Jean-Jacques et de Jean-Sébastien et rien ne lui arrivait qui ne fût largement prémonitoire. Seulement, cette fois-ci, c'était à mes petits-neveux que l'auteur faisait des clins d'œil. Moi, j'étais vu, de la mort à la naissance, par ces enfants futurs que je n'imaginais pas et je n'arrêtais pas de leur envoyer des messages indéchiffrables pour moi. Je frissonnais, transi par ma mort, sens véritable de tous mes gestes, dépossédé de moi-même, j'essayais de retraverser la page en sens inverse et de me retrouver du côté des lecteurs, je levais la tête, je demandais secours à la lumière: or cela aussi, c'était un message; cette inquiétude soudaine, ce doute, ce mouvement des yeux et du cou, comment les interpréterait-on, en 2013, quand on aurait les deux clés qui devaient m'ouvrir, l'œuvre et le trépas? Je ne pus sortir du livre: j'en avais depuis longtemps terminé la lecture mais j'en restais un personnage. Je m'épiais: une heure plus tôt j'avais babillé avec ma mère: qu'avais-je annoncé? Je me rappelais quelques-uns de mes propos, je les répétais à voix haute, cela ne m'avançait pas. Les phrases glissaient, impénétrables; à mes propres oreilles ma voix résonnait comme une étrangère, un ange filou me piratait mes pensées jusque dans ma tête et cet ange n'était autre qu'un blondinet du xxxe siècle, assis contre une fenêtre, qui m'observait à travers un livre. Avec une amoureuse horreur, je sentais son regard m'épingler à mon millénaire. Pour lui je me truquai: je fabriquai des mots à double sens que je lâchais en public. Anne-Marie me trouvait à mon pupitre, gribouillant, elle disait «Comme il fait sombre! Mon petit chéri se crève les yeux.» C'était l'occasion de répondre en toute innocence: «Même dans le noir je pourrais écrire.» Elle riait, m'appelait petit sot, donnait de la lumière, le tour était joué, nous ignorions l'un et l'autre que je venais d'informer l'an trois mille de ma future infirmité.
En effet, sur la fin de ma vie, plus aveugle encore que Beethoven ne fut sourd, je confectionnerais à tâtons mon dernier ouvrage: on retrouverait le manuscrit dans mes papiers, les gens diraient, déçus: «Mais c'est illisible!» Il serait même question de le jeter à la poubelle. Pour finir la Bibliothèque municipale d'Aurillac le réclamerait par piété pure, il y resterait cent ans, oublié. Et puis, un jour, pour l'amour de moi, de jeunes érudits tenteraient de le déchiffrer: ils n'auraient pas trop de toute leur vie pour reconstituer ce qui, naturellement, serait mon chef-d'œuvre. Ma mère avait quitté la pièce, j'étais seul, je répétais pour moi-même, lentement, sans y penser, surtout: «Dans le noir!» Il y avait un claquement sec: mon arrière-petit-neveu, là-haut, fermait son livre: il rêvait à l'enfance de son arrière-grand-oncle et des larmes roulaient sur ses joues: «C'est pourtant vrai, soupirait-il, il a écrit dans les ténèbres!»
Je paradais devant des enfants à naître qui me ressemblaient trait pour trait, je me tirais des larmes en évoquant celles que je leur ferais verser. Je voyais ma mort par leurs yeux; elle avait eu lieu, c'était ma vérité: je devins ma notice nécrologique.
Après avoir lu ce qui précède, un ami me considéra d'un air inquiet: «Vous étiez, me dit-il, encore plus atteint que je n'imaginais.» Atteint? Je ne sais trop. Mon délire était manifestement travaillé. A mes yeux, la question principale serait plutôt celle de la sincérité. A neuf ans, je restais en deçà d'elle; ensuite j'allai bien au-delà.
Au début, j'étais sain comme l'œiclass="underline" un petit truqueur qui savait s'arrêter à temps. Mais je m'appliquais: jusque dans le bluff, je restais un fort en thème; je tiens aujourd'hui mes batelages pour des exercices spirituels et mon insincérité pour la caricature d'une sincérité totale qui me frôlait sans cesse et m'échappait. Je n'avais pas choisi ma vocation: d'autres me l'avaient imposée. En fait il n'y avait rien eu: des mots en l'air, jetés par une vieille femme, et le machiavélisme de Charles. Mais il suffisait que je fusse convaincu. Les grandes personnes, établies dans mon âme, montraient du doigt mon étoile; je ne la voyais pas mais je voyais le doigt, je croyais en elles qui prétendaient croire en moi. Elles m'avaient appris l'existence de grands morts – un d'eux futur – Napoléon, Thémistocle, Philippe Auguste, Jean-Paul Sartre. Je n'en doutais pas: c'eût été douter d'elles. Le dernier, simplement, j'eusse aimé le rencontrer face à face. Je béais, je me contorsionnais pour provoquer l'intuition qui m'eût comblé, j'étais une femme froide dont les convulsions sollicitent puis tentent de remplacer l'orgasme. La dira-t-on simulatrice ou juste un peu trop appliquée? De toute façon je n'obtenais rien, j'étais toujours avant ou après l'impossible vision qui m'aurait découvert à moi-même et je me retrouvais, à la fin de mes exercices, douteux et n'ayant rien gagné sauf quelques beaux énervements. Fondé sur le principe d'autorité, sur l'indéniable bonté des grandes personnes, rien ne pouvait confirmer ni démentir mon mandat hors d'atteinte, cacheté, il restait en moi mais m'appartenait si peu que je n'avais jamais pu, fût-ce un instant, le mettre en doute, que j'étais incapable de le dissoudre et de l'assimiler.