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Même profonde, jamais la foi n'est entière. Il faut la soutenir sans cesse ou, du moins, s'empêcher de la ruiner. J'étais voué, illustre, j'avais ma tombe au Père-Lachaise et peut-être au Panthéon, mon avenue à Paris, mes squares et mes places en province, à l'étranger: pourtant, au cœur de l'optimisme, invisible, innommé, je gardais le soupçon de mon inconsistance. A Sainte-Anne, un malade criait de son lit: «Je suis prince! Qu'on mette le Grand-Duc aux arrêts.» On s'approchait, on lui disait à l'oreille: «Mouche-toi!» et il se mouchait; on lui demandait: «Quel est ton métier?», il répondait doucement: «Cordonnier» et repartait à crier. Nous ressemblons tous à cet homme, j'imagine; en tout cas, moi, au début de ma neuvième année, je lui ressemblais: j'étais prince et cordonnier.

Deux ans plus tard on m'eût donné pour guéri: le prince avait disparu, le cordonnier ne croyait à rien, je n'écrivais même plus; jetés à la poubelle, égarés ou brûlés, les cahiers de roman avaient fait place à ceux d'analyse logique, de dictées, de calcul. Si quelqu'un se fût introduit dans ma tête ouverte à tous les vents, il y eût rencontré quelques bustes, une table de multiplication aberrante et la règle de trois, trente-deux départements avec chefs-lieux mais sans sous-préfectures, une rose appelée rosarosarosamrosœrosœrosa, des monuments historiques et littéraires, quelques maximes de civilité gravées sur des stèles et parfois, écharpe de brume traînant sur ce triste jardin, une rêverie sadique. D'orpheline, point. De preux, pas trace. Les mots de héros, de martyr et de saint n'étaient inscrits nulle part, répétés par nulle voix. L'ex-Pardaillan recevait tous les trimestres des bulletins de santé satisfaisants: enfant d'intelligence moyenne et d'une grande moralité, peu doué pour les sciences exactes, imaginatif sans excès, sensible; normalité parfaite en dépit d'un certain maniérisme d'ailleurs en régression. Or j'étais devenu tout à fait fou. Deux événements, l'un public et l'autre privé, m'avaient soufflé le peu de raison qui me restait.

Le premier fut une véritable surprise: au mois de juillet 14, on comptait encore quelques méchants; mais le 2 août, brusquement, la vertu prit le pouvoir et régna: tous les Français devinrent bons. Les ennemis de mon grand-père se jetaient dans ses bras, des éditeurs s'engagèrent, le menu peuple prophétisait: nos amis recueillaient les grandes paroles simples de leur concierge, du facteur, du plombier, et nous les rapportaient, tout le monde se récriait, sauf ma grand-mère, décidément suspecte. J'étais ravi: la France me donnait la comédie, je jouai la comédie pour la France. Pourtant la guerre m'ennuya vite: elle dérangeait si peu ma vie que je l'eusse oubliée sans doute; mais je la pris en dégoût lorsque je m'aperçus qu'elle ruinait mes lectures. Mes publications préférées disparurent des kiosques à journaux; Arnould Galopin, Jo Valle, Jean de la Hire abandonnèrent leurs héros familiers, ces adolescents, mes frères, qui faisaient le tour du monde en biplan, en hydravion, et qui luttaient à deux ou trois contre cent; les romans colonialistes de l'avant-guerre cédèrent la place aux romans guerriers, peuplés de mousses, de jeunes Alsaciens et d'orphelins, mascottes de régiment. Je détestais ces nouveaux venus. Les petits aventuriers de la jungle, je les tenais pour des enfants prodiges parce qu'ils massacraient des indigènes qui, après tout, sont des adultes: enfant prodige moi-même, en eux je me reconnaissais. Mais, ces enfants de troupe, tout se passait en dehors d'eux. L'héroïsme individuel vacilla: contre les sauvages il était soutenu par la supériorité de l'armement; contre les canons des Allemands que faire? Il fallait d'autres canons, des artilleurs, une armée. Au milieu des courageux poilus qui lui flattaient la tête et qui le protégeaient, l'enfant prodige retombait en enfance; j'y retombais avec lui. De temps en temps, l'auteur, par pitié, me chargeait de porter un message, les Allemands me capturaient, j'avais quelques fières ripostes et puis je m'évadais, je regagnais nos lignes et je m'acquittais de ma mission. On me félicitait, bien sûr, mais sans véritable enthousiasme et je ne retrouvais pas dans les yeux paternels du général le regard ébloui des veuves et des orphelins. J'avais perdu l'initiative: on gagnait les batailles, on gagnerait la guerre sans moi; les grandes personnes reprenaient le monopole de l'héroïsme, il m'arrivait de ramasser le fusil d'un mort et de tirer quelques coups, mais jamais Arnould Galopin ni Jean de la Hire ne m'ont permis de charger à la baïonnette. Héros apprenti, j'attendais avec impatience d'avoir l'âge de m'engager. Ou plutôt non: c'était l'enfant de troupe qui attendait, c'était l'orphelin d'Alsace. Je me retirais d'eux, je fermais la brochure. Écrire, ce serait un long travail ingrat, je le savais, j'aurais toutes les patiences. Mais la lecture, c'était une fête: je voulais toutes les gloires tout de suite. Et quel avenir m'offrait-on? Soldat? La belle affaire! Isolé, le poilu ne comptait pas plus qu'un enfant. Il montait à l'assaut avec les autres et c'était le régiment qui gagnait la bataille. Je ne me souciais pas de participer à des victoires communautaires. Quand Arnould Galopin voulait distinguer un militaire il ne trouvait rien de mieux que de l'envoyer au secours d'un capitaine blessé. Ce dévouement obscur m'agaçait: l'esclave sauvait le maître. Et puis, ce n'était qu'une prouesse d'occasion: en temps de guerre, le courage est la chose la mieux partagée; avec un peu de chance, tout autre soldat en eût fait autant. J'enrageais: ce que je préférais dans l'héroïsme d'avant-guerre, c'était sa solitude et sa gratuité: je laissais derrière moi les pâles vertus quotidiennes, j'inventais l'homme à moi tout seul, par générosité; Le Tour du monde en hydravion, Les Aventures d'un gamin de Paris, Les Trois Boy-Scouts, tous ces textes sacrés me guidaient sur le chemin de la mort et de la résurrection. Et voilà que tout d'un coup, leurs auteurs m'avaient trahi: ils avaient mis l'héroïsme à portée de tous; le courage et le don de soi devenaient des vertus quotidiennes; pis encore, on les ravalait au rang des plus élémentaires devoirs. Le changement du décor était à l'image de cette métamorphose: les brumes collectives de l'Argonne avaient remplacé le gros soleil unique et la lumière individualiste de l'Équateur.

Après une interruption de quelques mois, je résolus de reprendre la plume pour écrire un roman selon mon cœur et donner à ces Messieurs une bonne leçon. C'était en octobre 14, nous n'avions pas quitté Arcachon. Ma mère m'acheta des cahiers, tous pareils; sur leur couverture mauve on avait figuré Jeanne d'Arc casquée, signe des temps. Avec la protection de la Pucelle, je commençai l'histoire du soldat Perrin: il enlevait le Kaiser, le ramenait ligoté dans nos lignes, puis, devant le régiment rassemblé, le provoquait en combat singulier, le terrassait, l'obligeait, le couteau sur la gorge, à signer une paix infamante, à nous rendre l'Alsace-Lorraine. Au bout d'une semaine mon récit m'assomma. Le duel, j'en avais emprunté l'idée à des romans de cape et d'épée: Stoerte-Becker entrait, fils de famille et proscrit, dans une taverne de brigands; insulté par un hercule, le chef de la bande, il le tuait à coups de poings, prenait sa place et ressortait, roi des truands, juste à temps pour embarquer ses troupes sur un bateau pirate. Des lois immuables et strictes régissaient la cérémonie: il fallait que le champion du Mal passât pour invincible, que celui du Bien se battît sous les huées et que sa victoire inattendue glaçât d'effroi les railleurs. Mais moi, dans mon inexpérience, j'avais enfreint toutes les règles et fait le contraire de ce que je souhaitais: pour costaud qu'il pût être, le Kaiser n'était pas un gros bras, on savait d'avance que Perrin, athlète magnifique, n'en ferait qu'une bouchée. Et puis, le public lui était hostile, nos poilus lui criaient leur haine: par un renversement qui me laissa pantois, Guillaume II, criminel mais seul, couvert de quolibets et de crachats, usurpa sous mes yeux le royal délaissement de mes héros.