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Il y avait bien pis. Jusqu'alors rien n'avait confirmé ni démenti ce que Louise appelait mes «élucubrations»: l'Afrique était vaste, lointaine, sous-peuplée, les informations manquaient, personne n'était en mesure de prouver que mes explorateurs ne s'y trouvaient pas, qu'ils ne faisaient pas le coup de feu contre les Pygmées à l'heure même où je racontais leur combat. Je n'allais pas jusqu'à me prendre pour leur historiographe mais on m'avait tant parlé de la vérité des œuvres romanesques que je pensais dire le vrai à travers mes fables, d'une manière qui m'échappait encore mais qui sauterait aux yeux de mes futurs lecteurs. Or, en ce mois d'octobre malencontreux, j'assistai, impuissant, au télescopage de la fiction et de la réalité: le Kaiser né de ma plume, vaincu, ordonnait le cessez-le-feu; il fallait donc en bonne logique que notre automne vît le retour de la paix, mais justement les journaux et les adultes répétaient matin et soir qu'on s'installait dans la guerre et qu'elle allait durer. Je me sentis mystifié: j'étais un imposteur, je racontais des sornettes que personne ne voudrait croire: bref je découvris l'imagination. Pour la première fois de ma vie je me relus. Le rouge au front. C'était moi, moi qui m'étais complu à ces fantasmes puérils? Il s'en fallut de peu que je ne renonçasse à la littérature. Finalement j'emportai mon cahier sur la plage et je l'ensevelis dans le sable. Le malaise se dissipa; je repris confiance: j'étais voué sans aucun doute; simplement, les Belles-Lettres avaient leur secret, qu'elles me révéleraient un jour. En attendant, mon âge me commandait une réserve extrême. Je n'écrivis plus.

Nous revînmes à Paris. J'abandonnai pour toujours Arnould Galopin et Jean de la Hire: jene pouvais pardonner à ces opportunistes d'avoir eu raison contre moi. Je boudai la guerre, épopée de la médiocrité; aigri, je désertai l'époque et me réfugiai dans le passé. Quelques mois plus tôt, à la fin de 1913, j'avais découvert Nick Carter, Buffalo Bill, Texas Jack, Sitting Bulclass="underline" dès le début des hostilités, ces publications disparurent: mon grand-père prétendit que l'éditeur était allemand. Heureusement, on trouvait chez les revendeurs des quais la plupart des livraisons parues. Je traînai ma mère sur les bords de la Seine, nous entreprîmes de fouiller les boîtes une à une de la gare d'Orsay à la gare d'Austerlitz: il nous arrivait de rapporter quinze fascicules à la fois; j'en eus bientôt cinq cents. Je les disposais en piles régulières, je ne me lassais pas de les compter, de prononcer à voix haute leurs titres mystérieux: Un crime en ballon, Le Pacte avec le Diable, Les Esclaves du baron Moutoushimi, La Résurrection de Dazaar. J'aimais qu'ils fussent jaunis, tachés, racornis, avec une étrange odeur de feuilles mortes: c'étaient des feuilles mortes, des ruines puisque la guerre avait tout arrêté; je savais que l'ultime aventure de l'homme à la longue chevelure me resterait pour toujours inconnue, que j'ignorerais toujours la dernière enquête du roi des détectives: ces héros solitaires étaient comme moi victimes du conflit mondial et je les en aimais davantage. Pour délirer de joie, il me suffisait de contempler les gravures en couleurs qui ornaient les couvertures. Buffalo Bill, à cheval, galopait dans la prairie, tantôt poursuivant, tantôt fuyant les Indiens. Je préférais les illustrations de Nick Carter. On peut les trouver monotones: sur presque toutes le grand détective assomme ou se fait matraquer. Mais ces rixes avaient lieu dans les rues de Manhattan, terrains vagues, bordés de palissades brunes ou de frêles constructions cubiques couleur de sang séché: cela me fascinait, j'imaginais une ville puritaine et sanglante dévorée par l'espace et dissimulant à peine la savane qui la portait: le crime et la vertu y étaient l'un et l'autre hors la loi; l'assassin et le justicier, libres et souverains l'un et l'autre, s'expliquaient le soir, à coups de couteau. En cette cité comme en Afrique, sous le même soleil de feu, l'héroïsme redevenait une improvisation perpétuelle: ma passion pour New York vient de là.

J'oubliai conjointement la guerre et mon mandat. Lorsqu'on me demandait: «Qu'est-ce que tu feras quand tu seras grand?» je répondais aimablement, modestement que j'écrirais, mais j'avais abandonné mes rêves de gloire et les exercices spirituels. Grâce à cela, peut-être, les années quatorze furent les plus heureuses de mon enfance. Ma mère et moi nous avions le même âge et nous ne nous quittions pas. Elle m'appelait son chevalier servant, son petit homme; je lui disais tout. Plus que tout: rentrée, l'écriture se fit babil et ressortit par ma bouche; je décrivais ce que je voyais, ce qu'Anne-Marie voyait aussi bien que moi, les maisons, les arbres, les gens, je me donnais des sentiments pour le plaisir de lui en faire part, je devins un transformateur d'énergie; le monde usait de moi pour se faire parole. Cela commençait par un bavardage anonyme dans ma tête: quelqu'un disait: «Je marche, je m'assieds, je bois un verre d'eau, je mange une praline.» Je répétais à voix haute ce commentaire perpétueclass="underline" «Je marche, maman, je bois un verre d'eau, je m'assieds.» Je crus avoir deux voix dont l'une – qui m'appartenait à peine et ne dépendait pas de ma volonté – dictait à l'autre ses propos; je décidai que j'étais double. Ces troubles légers persistèrent jusqu'à l'été: ils m'épuisaient, je m'en agaçais et je finis par prendre peur. «Ça parle dans ma tête», dis-je à ma mère qui, par chance, ne s'inquiéta pas.

Cela ne gâchait pas mon bonheur ni notre union. Nous eûmes nos mythes, nos tics de langage, nos plaisanteries rituelles. Pendant près d'une année je terminai mes phrases, au moins une fois sur dix, par ces mots prononcés avec une résignation ironique: «Mais ça ne fait rien.» Je disais: «Voilà un grand chien blanc. Il n'est pas blanc, il est gris mais ça ne fait rien.» Nous prîmes l'habitude de nous raconter les menus incidents de notre vie en style épique à mesure qu'ils se produisaient; nous parlions de nous à la troisième personne du pluriel. Nous attendions l'autobus, il passait devant nous sans s'arrêter; l'un de nous s'écriait alors: «Ils frappèrent du pied le sol en maudissant le ciel» et nous nous mettions à rire. En public nous avions nos connivences: un clin d'œil suffisait. Dans un magasin, dans un salon de thé, la vendeuse nous semblait comique, ma mère me disait en sortant: «Je ne t'ai pas regardé, j'avais peur de lui pouffer au nez», et je me sentais fier de mon pouvoir: il n'y a pas tant d'enfants qui sachent d'un seul regard faire pouffer leur mère. Timides, nous avions peur ensemble: un jour, sur les quais, j'avais découvert douze numéros de Buffalo Bill que je ne possédais pas encore; elle se disposait à les payer quand un homme s'approcha, gras et pâle, avec des yeux charbonneux, des moustaches cirées, un canotier et cet aspect comestible qu'affectaient volontiers les beaux garçons de l'époque. Il regardait fixement ma mère, mais c'est à moi qu'il s'adressa: «On te gâte, petit, on te gâte!» répétait-il avec précipitation. D'abord, je ne fis que m'offenser: on ne me tutoyait pas si vite; mais je surpris son regard maniaque et nous ne fîmes plus, Anne-Marie et moi, qu'une seule jeune fille effarouchée qui bondit en arrière. Déconcerté, le monsieur s'éloigna: j'ai oublié des milliers de visages, mais cette face de saindoux, je me la rappelle encore; j'ignorais tout de la chair et je n'imaginais pas ce que cet homme nous voulait mais l'évidence du désir est telle qu'il me semblait comprendre et que, d'une certaine manière, tout m'était dévoilé. Ce désir, je l'avais ressenti à travers Anne-Marie; à travers elle, j'appris à flairer le mâle, à le craindre, à le détester. Cet incident resserra nos liens: je trottinais d'un air dur, la main dans la main de ma mère et j'étais sûr de la protéger. Est-ce le souvenir de ces années? Aujourd'hui encore, je ne puis voir sans plaisir un enfant trop sérieux parler gravement, tendrement à sa mère enfant; j'aime ces douces amitiés sauvages qui naissent loin des hommes et contre eux. Je regarde longuement ces couples puérils et puis je me rappelle que je suis un homme et je détourne la tête.