Le deuxième événement se produisit en octobre 1915: j'avais dix ans et trois mois, on ne pouvait songer à me garder plus longtemps sous séquestre. Charles Schweitzer musela ses rancunes et me fit inscrire au petit lycée Henri-IV en qualité d'externe.
A la première composition, je fus dernier. Jeune féodal, je tenais l'enseignement pour un lien personneclass="underline" Mlle Marie-Louise m'avait donné son savoir par amour, je l'avais reçu par bonté, pour l'amour d'elle. Je fus déconcerté par ces cours ex cathedra qui s'adressaient à tous, par la froideur démocratique de la loi. Soumis à des comparaisons perpétuelles, mes supériorités rêvées s'évanouirent: il se trouvait toujours quelqu'un pour répondre mieux ou plus vite que moi. J'étais trop aimé pour me remettre en question: j'admirais de bon cœur mes camarades et je ne les enviais pas: j'aurais mon tour. A cinquante ans. Bref, je me perdais sans souffrir; saisi d'un affolement sec, je remettais avec zèle des copies exécrables. Déjà mon grand-père fronçait les sourcils; ma mère se hâta de demander un rendez-vous à M. Ollivier, mon professeur principal. Il nous reçut dans son petit appartement de célibataire; ma mère avait pris sa voix chantante; debout contre son fauteuil, je l'écoutais en regardant le soleil à travers la poussière des carreaux. Elle s'efforça de prouver que je valais mieux que mes devoirs: j'avais appris à lire tout seul, j'écrivais des romans; à bout d'arguments elle révéla que j'étais né à dix mois: mieux cuit que les autres, plus doré, plus croustillant pour être resté plus longtemps au four. Sensible à ses charmes plus qu'à mes mérites, M. Ollivier l'écoutait attentivement. C'était un grand homme, décharné, chauve et tout en crâne, avec des yeux caves, un teint de cire et, sous un long nez busqué, quelques poils roux. Il refusa de me donner des leçons particulières, mais promit de me «suivre». Je n'en demandais pas plus: je guettais son regard pendant les cours; il ne parlait que pour moi, j'en étais sûr; je crus qu'il m'aimait, je l'aimais, quelques bonnes paroles firent le reste: je devins sans effort un assez bon élève. Mon grand-père grommelait en lisant les bulletins trimestriels, mais il ne songeait plus à me retirer du lycée. En cinquième, j'eus d'autres professeurs, je perdis mon traitement de faveur mais je m'étais habitué à la démocratie.
Mes travaux scolaires ne me laissaient pas le temps d'écrire; mes nouvelles fréquentations m'en ôtèrent jusqu'au désir. Enfin j'avais des camarades! Moi, l'exclu des jardins publics, on m'avait adopté du premier jour et le plus naturellement du monde: je n'en revenais pas. A vrai dire mes amis semblaient plus proches de moi que des jeunes Pardaillan qui m'avaient brisé le cœur: c'étaient des externes, des fils à maman, des élèves appliqués. N'importe: j'exultais. J'eus deux vies. En famille, je continuai de singer l'homme. Mais les enfants entre eux détestent l'enfantillage: ce sont des hommes pour de vrai. Homme parmi les hommes, je sortais du lycée tous les jours en compagnie des trois Malaquin, Jean, René, André, de Paul et de Norbert Meyre, de Brun, de Max Bercot, de Grégoire, nous courions en criant sur la place du Panthéon, c'était un moment de bonheur grave: je me lavais de la comédie familiale; loin de vouloir briller, je riais en écho, je répétais les mots d'ordre et les bons mots, je me taisais, j'obéissais, j'imitais les gestes de mes voisins, je n'avais qu'une passion: m'intégrer. Sec, dur et gai, je me sentais d'acier, enfin délivré du péché d'exister: nous jouions à la balle, entre l'hôtel des Grands Hommes et la statue de Jean-Jacques Rousseau, j'étais indispensable: the right man in the right place. Je n'enviais plus rien à M. Simonnot: à qui Meyre, feintant Grégoire, aurait-il fait sa passe si je n'avais été, moi, ici présent, maintenant? Comme ils paraissaient fades et funèbres mes rêves de gloire auprès de ces intuitions fulgurantes qui me découvraient ma nécessité.
Par malheur elles s'éteignaient plus vite qu'elles ne s'allumaient. Nos jeux nous «surexcitaient», comme disaient nos mères, et transformaient parfois nos groupes en une petite foule unanime qui m'engloutissait; mais nous ne pûmes jamais oublier longtemps nos parents dont l'invisible présence nous faisait vite retomber dans la solitude en commun des colonies animales. Sans but, sans fin, sans hiérarchie, notre société oscillait entre la fusion totale et la juxtaposition.
Ensemble, nous vivions dans la vérité mais nous ne pouvions pas nous défendre du sentiment qu'on nous prêtait les uns aux autres et que nous appartenions chacun à des collectivités étroites, puissantes et primitives, qui forgeaient des mythes fascinants, se nourrissaient d'erreur et nous imposaient leur arbitraire. Choyés et bien-pensants, sensibles, raisonneurs, effarouchés par le désordre, détestant la violence et l'injustice, unis et séparés par la conviction tacite que le monde avait été créé pour notre usage et que nos parents respectifs étaient les meilleurs du monde, nous avions à cœur de n'offenser personne et de demeurer courtois jusque dans nos jeux. Moqueries et quolibets en étaient sévèrement proscrits; celui qui s'emportait, le groupe entier l'entourait, l'apaisait, l'obligeait à s'excuser, c'était sa propre mère qui le tançait par la bouche de Jean Malaquin ou de Norbert Meyre. Toutes ces dames se connaissaient, d'ailleurs, et se traitaient cruellement: elles se rapportaient nos propos, nos critiques, les jugements de chacun sur tous; nous autres, les fils, nous nous cachions les leurs. Ma mère revint outrée d'une visite à Mme Malaquin qui lui avait dit tout net: «André trouve que Poulou fait des embarras.» Cette réflexion ne me troubla pas: ainsi parlent les mères entre elles; je n'en voulus point à André et ne lui soufflai mot de l'affaire. Bref, nous respections le monde entier, les riches et les pauvres, les soldats et les civils, les jeunes et les vieux, les hommes et les bêtes: nous n'avions de mépris que pour les demi-pensionnaires et les internes: il fallait qu'ils fussent bien coupables pour que leur famille les eût abandonnés; peut-être avaient-ils de mauvais parents, mais cela n'arrangeait rien: les enfants ont les pères qu'ils méritent. Le soir, après quatre heures, quand les externes libres l'avaient quitté, le lycée devenait un coupe-gorge.
Des amitiés si précautionneuses ne vont pas sans quelque froideur. Aux vacances, nous nous séparions sans regret. Pourtant, j'aimais Bercot. Fils de veuve, c'était mon frère. Il était beau, frêle et doux; je ne me lassais pas de regarder ses longs cheveux noirs peignés à la Jeanne d'Arc. Mais surtout, nous avions, l'un et l'autre, l'orgueil d'avoir tout lu et nous nous isolions dans un coin du préau pour parler littérature, c'est-à-dire pour recommencer cent fois, toujours avec plaisir, l'énumération des ouvrages qui nous étaient passés par les mains. Un jour, il me regarda d'un air maniaque et me confia qu'il voulait écrire. Je l'ai retrouvé plus tard en rhétorique, toujours beau mais tuberculeux: il est mort à dix-huit ans.
Tous, même le sage Bercot, nous admirions Bénard, un garçon frileux et rond qui ressemblait à un poussin. Le bruit de ses mérites était parvenu jusqu'aux oreilles de nos mères qui s'en agaçaient un peu mais ne se lassaient pas de nous le donner en exemple sans parvenir à nous dégoûter de lui. Qu'on juge de notre partialité: il était demi-pensionnaire et nous l'en aimions davantage; à nos yeux, c'était un externe d'honneur. Le soir, sous la lampe familiale, nous pensions à ce missionnaire qui restait dans la jungle pour convertir les cannibales de l'internat et nous avions moins peur. Il est juste de dire que les internes eux-mêmes le respectaient. Je ne vois plus très clairement les raisons de ce consentement unanime. Bénard était doux, affable, sensible; avec cela premier partout. Et puis, sa maman se privait pour lui. Nos mères ne fréquentaient pas cette couturière mais elles nous parlaient d'elle souvent pour nous faire mesurer la grandeur de l'amour maternel; nous ne pensions qu'à Bénard: il était le flambeau, la joie de cette malheureuse; nous mesurions la grandeur de l'amour filial; tout le monde, pour finir, s'attendrissait sur ces bons pauvres. Pourtant, cela n'eût pas suffi: la vérité, c'est que Bénard ne vivait qu'à demi; je ne l'ai jamais vu sans un gros foulard de laine; il nous souriait gentiment mais parlait peu et je me rappelle qu'on lui avait défendu de se mêler à nos jeux. Pour ma part, je le vénérais d'autant plus que sa fragilité nous séparait de lui: on l'avait mis sous verre; il nous faisait des saluts et des signes derrière la vitre mais nous ne l'approchions pas: nous le chérissions de loin parce qu'il avait, de son vivant, l'effacement des symboles. L'enfance est conformiste: nous lui étions reconnaissants de pousser la perfection jusqu'à l'impersonnalité. S'il causait avec nous, l'insignifiance de ses propos nous ravissait d'aise; jamais nous ne le vîmes en colère ou trop gai; en classe, il ne levait jamais le doigt, mais lorsqu'on l'interrogeait, la Vérité parlait par sa bouche; sans hésitation et sans zèle, tout juste comme doit parler la Vérité. Il frappait d'étonnement notre gang d'enfants prodiges parce qu'il était le meilleur sans être prodigieux. En ce temps-là, nous étions tous plus ou moins orphelins de père: ces Messieurs étaient morts ou au front, ceux qui restaient, diminués, dévirilisés, cherchaient à se faire oublier de leurs fils; c'était le règne des mères: Bénard nous reflétait les vertus négatives de ce matriarcat.