Il y a plus de vingt ans, un soir qu'il traversait la place d'Italie, Giacometti fut renversé par une auto. Blessé, la jambe tordue, dans l'évanouissement lucide où il était tombé il ressentit d'abord une espèce de joie. «Enfin quelque chose m'arrive.» Je connais son radicalisme: il attendait le pire; cette vie qu'il aimait au point de n'en souhaiter aucune autre, elle était bousculée, brisée peut-être par la stupide violence du hasard: «Donc, se disait-il, je n'étais pas fait pour sculpter, pas même pour vivre, je n'étais fait pour rien.» Ce qui l'exaltait c'était l'ordre menaçant des causes tout à coup démasqué et de fixer sur les lumières de la ville, sur les hommes, sur son propre corps plaqué dans la boue le regard pétrifiant d'un cataclysme: pour un sculpteur le règne minéral n'est jamais loin. J'admire cette volonté de tout accueillir. Si l'on aime les surprises il faut les aimer jusque-là, jusqu'à ces rares fulgurations qui révèlent aux amateurs que la terre n'est pas faite pour eux.
A dix ans, je prétendais n'aimer qu'elles. Chaque maillon de ma vie devait être imprévu, sentir la peinture fraîche. Je consentais d'avance aux contretemps, aux mésaventures et, pour être juste, il faut dire que je leur faisais bon visage. Un soir l'électricité s'éteignit: une panne; on m'appela d'une autre pièce, j'avançai les bras écartés et j'allai donner de la tête contre un battant de porte si fort que je me cassai une dent. Cela m'amusa, malgré la douleur, j'en ris. Comme Giacometti devait plus tard rire de sa jambe mais pour des raisons diamétralement opposées. Puisque j'avais décidé d'avance que mon histoire aurait un dénouement heureux, l'imprévu ne pouvait être qu'un leurre, la nouveauté qu'une apparence, l'exigence des peuples, en me faisant naître, avait tout réglé: je vis dans cette dent cassée un signe, une monition obscure que je comprendrais plus tard. Autrement dit, je conservais l'ordre des fins en toute circonstance, à tout prix; je regardais ma vie à travers mon décès et ne voyais qu'une mémoire close dont rien ne pouvait sortir, où rien n'entrait. Imagine-t-on ma sécurité? Les hasards n'existaient pas: je n'avais affaire qu'à leurs contrefaçons providentielles. Les journaux donnaient à croire que des forces éparses traînaient par les rues, fauchaient les petites gens: moi, le prédestiné, je n'en rencontrerais pas. Peut-être perdrais-je un bras, une jambe, les deux yeux. Mais tout était dans la manière: mes infortunes ne seraient jamais que des épreuves, que des moyens de faire un livre. J'appris à supporter les chagrins et les maladies: j'y vis les prémices de ma mort triomphale, les degrés qu'elle taillait pour m'élever jusqu'à elle. Cette sollicitude un peu brutale ne me déplaisait pas et j'avais à cœur de m'en montrer digne. Je tenais le pire pour la condition du meilleur; mes fautes elles-mêmes servaient, ce qui revenait à dire que je n'en commettais pas. A dix ans, j'étais sûr de moi: modeste, intolérable, je voyais dans mes déconfitures les conditions de ma victoire posthume. Aveugle ou cul-de-jatte, fourvoyé par mes erreurs, je gagnerais la guerre à force de perdre les batailles. Je ne faisais pas de différence entre les épreuves réservées aux élus et les échecs dont je portais la responsabilité, cela signifie que mes crimes me paraissaient, au fond, des infortunes et que je revendiquais mes malheurs comme des fautes, de fait, je ne pouvais attraper de maladie, fût-ce la rougeole ou le coryza, sans me déclarer coupable: j'avais manqué de vigilance, j'avais oublié de mettre mon manteau, mon foulard. J'ai toujours mieux aimé m'accuser que l'univers; non par bonhomie: pour ne me tenir que de moi. Cette arrogance n'excluait pas l'humilité: je me croyais faillible d'autant plus volontiers que mes défaillances étaient forcément le chemin le plus court pour aller au Bien. Je m'arrangeais pour ressentir dans le mouvement de ma vie une irrésistible attraction qui me contraignait sans cesse, fût-ce en dépit de moi-même, à faire de nouveaux progrès.
Tous les enfants savent qu'ils progressent. D'ailleurs on ne leur permet pas de l'ignorer: «Des progrès à faire, en progrès, progrès sérieux et réguliers…» Les grandes personnes nous racontaient l'Histoire de France: après la première République, cette incertaine, il y avait eu la deuxième et puis la troisième qui était la bonne: jamais deux sans trois. L'optimisme bourgeois se résumait alors dans le programme des radicaux: abondance croissante des biens, suppression du paupérisme par la multiplication des lumières et de la petite propriété. Nous autres, jeunes Messieurs, on l'avait mis à notre portée et nous découvrions, satisfaits, que nos progrès individuels reproduisaient ceux de la Nation. Ils étaient rares, pourtant, ceux qui voulaient s'élever au-dessus de leurs pères: pour la plupart, il ne s'agissait que d'atteindre l'âge d'homme; ensuite ils cesseraient de grandir et de se développer: c'était le monde, autour d'eux, qui deviendrait spontanément meilleur et plus confortable. Certains d'entre nous attendaient ce moment dans l'impatience, d'autres dans la peur et d'autres dans les regrets. Pour moi, avant d'être voué, je grandissais dans l'indifférence: la robe prétexte, je m'en foutais. Mon grand-père me trouvait minuscule et s'en désolait: «Il aura la taille des Sartre», disait ma grand-mère pour l'agacer. Il feignait de ne pas entendre, se plantait devant moi et me toisait: «Il pousse!» disait-il enfin sans trop de conviction. Je ne partageais ni ses inquiétudes ni ses espoirs: les mauvaises herbes poussent, elles aussi; preuve qu'on peut devenir grand sans cesser d'être mauvais. Mon problème alors, c'était d'être bon in aeternum. Tout changea quand ma vie prit de la vitesse: il ne suffisait plus de bien faire, il fallait faire mieux à toute heure. Je n'eus plus qu'une loi: grimper. Pour nourrir mes prétentions et pour en masquer la démesure je recourus à l'expérience commune: dans les progrès vacillants de mon enfance je voulus voir les premiers effets de mon destin. Ces améliorations vraies mais petites et très ordinaires me donnèrent l'illusion d'éprouver ma force ascensionnelle. Enfant public, j'adoptai en public le mythe de ma classe et de ma génération: on profite de l'acquis, on capitalise l'expérience, le présent s'enrichit de tout le passé. Dans la solitude j'étais loin de m'en satisfaire. Je ne pouvais pas admettre qu'on reçût l'être du dehors, qu'il se conservât par inertie ni que les mouvements de l'âme fussent les effets des mouvements antérieurs. Né d'une attente future je bondissais, lumineux, total et chaque instant répétait la cérémonie de ma naissance: je voulais voir dans les affections de mon cœur un crépitement d'étincelles. Pourquoi donc le passé m'eût-il enrichi? Il ne m'avait pas fait, c'était moi, au contraire, ressuscitant de mes cendres, qui arrachais du néant ma mémoire par une création toujours recommencée. Je renaissais meilleur et j'utilisais mieux les inertes réserves de mon âme par la simple raison que la mort, à chaque fois, plus proche, m'éclairait plus vivement de son obscure lumière. On me disait souvent: le passé nous pousse, mais j'étais convaincu que l'avenir me tirait; j'aurais détesté sentir en moi des forces douces à l'ouvrage, l'épanouissement lent de mes dispositions. J'avais fourré le progrès continu des bourgeois dans mon âme et j'en faisais un moteur à explosion; j'abaissai le passé devant le présent et celui-ci devant l'avenir, je transformai un évolutionnisme tranquille en un catastrophisme révolutionnaire et discontinu. On m'a fait remarquer, il y a quelques années, que les personnages de mes pièces et de mes romans prennent leurs décisions brusquement et par crise, qu'il suffit d'un instant, par exemple, pour que l'Oreste des Mouches accomplisse sa conversion. Parbleu: c'est que je les fais à mon image; non point tels que je suis, sans doute, mais tels que j'ai voulu être.