Ce n'est pas assez que mon naturel soit bon; il faut qu'il soit prophétique: la vérité sort de la bouche des enfants. Tout proches encore de la nature, ils sont les cousins du vent et de la mer: leurs balbutiements offrent à qui sait les entendre des enseignements larges et vagues. Mon grand-père avait traversé le lac de Genève avec Henri Bergson: «J'étais fou d'enthousiasme, disait-il, je n'avais pas assez d'yeux pour contempler les crêtes étincelantes, pour suivre les miroitements de l'eau. Mais Bergson, assis sur une valise, n'a pas cessé de regarder entre ses pieds.» Il concluait de cet incident de voyage que la méditation poétique est préférable à la philosophie. Il médita sur moi: au jardin, assis dans un transatlantique, un verre de bière à portée de la main, il me regardait courir et sauter, il cherchait une sagesse dans mes propos confus, il l'y trouvait. J'ai ri plus tard de cette folie; je le regrette: c'était le travail de la mort. Charles combattait l'angoisse par l'extase. Il admirait en moi l'œuvre admirable de la terre pour se persuader que tout est bon, même notre fin miteuse. Cette nature qui se préparait à le reprendre, il allait la chercher sur les cimes, dans les vagues, au milieu des étoiles, à la source de ma jeune vie, pour pouvoir l'embrasser tout entière et tout en accepter, jusqu'à la fosse qui s'y creusait pour lui. Ce n'était pas la Vérité, c'était sa mort qui lui parlait par ma bouche. Rien d'étonnant si le fade bonheur de mes premières années a eu parfois un goût funèbre: je devais ma liberté à un trépas opportun, mon importance à un décès très attendu. Mais quoi: toutes les pythies sont des mortes, chacun sait cela; tous les enfants sont des miroirs de mort.
Et puis mon grand-père se plaît à emmerder ses fils. Ce père terrible a passé sa vie à les écraser; ils entrent sur la pointe des pieds et le surprennent aux genoux d'un môme: de quoi leur crever le cœur! Dans la lutte des générations, enfants et vieillards font souvent cause commune: les uns rendent les oracles, les autres les déchiffrent. La Nature parle et l'expérience traduit: les adultes n'ont plus qu'à la boucler. A défaut d'enfant, qu'on prenne un caniche: au cimetière des chiens, l'an dernier, dans le discours tremblant qui se poursuit de tombe en tombe, j'ai reconnu les maximes de mon grand-père: les chiens savent aimer; ils sont plus tendres que les hommes, plus fidèles; ils ont du tact, un instinct sans défaut qui leur permet de reconnaître le Bien, de distinguer les bons des méchants. «Polonius, disait une inconsolée, tu es meilleur que je ne suis: tu ne m'aurais pas survécu; je te survis.» Un ami américain m'accompagnait: outré, il donna un coup de pied à un chien de ciment et lui cassa l'oreille. Il avait raison: quand on aime trop les enfants et les bêtes, on les aime contre les hommes.
Donc, je suis un caniche d'avenir; je prophétise. J'ai des mots d'enfant, on les retient, on me les répète: j'apprends à en faire d'autres. J'ai des mots d'homme: je sais tenir, sans y toucher, des propos «au-dessus de mon âge». Ces propos sont des poèmes; la recette est simple: il faut se fier au Diable, au hasard, au vide, emprunter des phrases entières aux adultes, les mettre bout à bout et les répéter sans les comprendre. Bref, je rends de vrais oracles et chacun les entend comme il veut. Le Bien naît au plus profond de mon cœur, le Vrai dans les jeunes ténèbres de mon Entendement. Je m'admire de confiance: il se trouve que mes gestes et mes paroles ont une qualité qui m'échappe et qui saute aux yeux des grandes personnes; qu'à cela ne tienne! je leur offrirai sans défaillance le plaisir délicat qui m'est refusé. Mes bouffonneries prennent les dehors de la générosité: de pauvres gens se désolaient de n'avoir pas d'enfant; attendri, je me suis tiré du néant dans un emportement d'altruisme et j'ai revêtu le déguisement de l'enfance pour leur donner l'illusion d'avoir un fils. Ma mère et ma grand-mère m'invitent souvent à répéter l'acte d'éminente bonté qui m'a donné le jour: elles flattent les manies de Charles Schweitzer, son goût pour les coups de théâtre, elles lui ménagent des surprises. On me cache derrière un meuble, je retiens mon souffle, les femmes quittent la pièce ou feignent de m'oublier, je m'anéantis; mon grand-père entre dans la pièce, las et morne, tel qu'il serait si je n'existais pas; tout d'un coup, je sors de ma cachette, je lui fais la grâce de naître, il m'aperçoit, entre dans le jeu, change de visage et jette les bras au cieclass="underline" je le comble de ma présence. En un mot, je me donne; je me donne toujours et partout, je donne tout: il suffit que je pousse une porte pour avoir, moi aussi, le sentiment de faire une apparition. Je pose mes cubes les uns sur les autres, je démoule mes pâtés de sable, j'appelle à grands cris; quelqu'un vient qui s'exclame; j'ai fait un heureux de plus. Le repas, le sommeil et les précautions contre les intempéries forment les fêtes principales et les principales obligations d'une vie toute cérémonieuse. Je mange en public, comme un roi: si je mange bien, on me félicite; ma grand-mère, elle-même, s'écrie: «Qu'il est sage d'avoir faim!»
Je ne cesse de me créer; je suis le donateur et la donation. Si mon père vivait, je connaîtrais mes droits et mes devoirs; il est mort et je les ignore: je n'ai pas de droit puisque l'amour me comble: je n'ai pas de devoir puisque je donne par amour. Un seul mandat: plaire; tout pour la montre. Dans notre famille, quelle débauche de générosité: mon grand-père me fait vivre et moi je fais son bonheur; ma mère se dévoue à tous. Quand j'y pense, aujourd'hui, ce dévouement seul me semble vrai; mais nous avions tendance à le passer sous silence. N'importe: notre vie n'est qu'une suite de cérémonies et nous consumons notre temps à nous accabler d'hommages. Je respecte les adultes à condition qu'ils m'idolâtrent; je suis franc, ouvert, doux comme une fille. Je pense bien, je fais confiance aux gens: tout le monde est bon puisque tout le monde est content. Je tiens la société pour une rigoureuse hiérarchie de mérites et de pouvoirs. Ceux qui occupent le sommet de l'échelle donnent tout ce qu'ils possèdent à ceux qui sont au-dessous d'eux. Je n'ai garde, pourtant, de me placer sur le plus haut échelon: je n'ignore pas qu'on le réserve à des personnes sévères et bien intentionnées qui font régner l'ordre. Je me tiens sur un petit perchoir marginal, non loin d'eux, et mon rayonnement s'étend du haut en bas de l'échelle. Bref, je mets tous mes soins à m'écarter de la puissance séculière: ni au-dessous, ni au-dessus, ailleurs. Petit-fils de clerc, je suis, dès l'enfance, un clerc; j'ai l'onction des princes d'Église, un enjouement sacerdotal. Je traite les inférieurs en égaux: c'est un pieux mensonge que je leur fais pour les rendre heureux et dont il convient qu'ils soient dupes jusqu'à un certain point. A ma bonne, au facteur, à ma chienne, je parle d'une voix patiente et tempérée. Dans ce monde en ordre il y a des pauvres. Il y a aussi des moutons à cinq pattes, des sœurs siamoises, des accidents de chemin de fer: ces anomalies ne sont la faute de personne. Les bons pauvres ne savent pas que leur office est d'exercer notre générosité; ce sont des pauvres honteux, ils rasent les murs; je m'élance, je leur glisse dans la main une pièce de deux sous et, surtout, je leur fais cadeau d'un beau sourire égalitaire. Je trouve qu'ils ont l'air bête et je n'aime pas les toucher mais je m'y force: c'est une épreuve; et puis il faut qu'ils m'aiment: cet amour embellira leur vie. Je sais qu'ils manquent du nécessaire et il me plaît d'être leur superflu. D'ailleurs, quelle que soit leur misère, ils ne souffriront jamais autant que mon grand-père: quand il était petit, il se levait avant l'aube et s'habillait dans le noir; l'hiver, pour se laver, il fallait briser la glace dans le pot à eau. Heureusement, les choses se sont arrangées depuis: mon grand-père croit au Progrès, moi aussi: le Progrès, ce long chemin ardu qui mène jusqu'à moi.