– Es-tu resté longtemps aide-équarisseur?
– Je crois bien… D’abord ça avait commencé par m’écœurer d’égorger ces pauvres vieilles bêtes… après, ça m’avait amusé; mais quand j’ai eu dans les environs de seize ans et que ma voix a mué, est-ce que ça n’est pas devenu pour moi une rage, une passion que de chouriner! J’en perdais le boire et le manger… je ne pensais qu’à ça!… Il fallait me voir au milieu de l’ouvrage: à part un vieux pantalon de toile, j’étais tout nu. Quand, mon grand couteau bien aiguisé à la main, j’avais autour de moi (je ne me vante pas) jusqu’à quinze et vingt chevaux qui faisaient queue pour attendre leur tour… tonnerre! quand je me mettais à les égorger, je ne sais pas ce qui me prenait… c’était comme une furie; les oreilles me bourdonnaient! je voyais rouge, tout rouge, et je chourinais… et je chourinais… et je chourinais jusqu’à ce que le couteau me fût tombé des mains! Tonnerre! c’était une jouissance! J’aurais été millionnaire que j’aurais payé pour faire ce métier-là…
– C’est ce qui t’aura donné l’habitude de chouriner, dit Rodolphe.
– Ça se peut bien; mais, quand j’ai eu seize ans, cette rage-là a fini par devenir si forte qu’une fois en train de chouriner je devenais comme fou, et je gâtais l’ouvrage… Oui, j’abîmais les peaux à force d’y donner des coups de couteau à tort et à travers. Finalement, on m’a mis à la porte du charnier. J’ai voulu m’employer chez les bouchers: j’ai toujours eu du goût pour cet état-là… Ah bien, oui! ils ont fait les fiers! ils m’ont méprisé comme des bottiers mépriseraient des savetiers. Voyant ça, et d’ailleurs ma rage de chouriner s’étant passée avec mes seize ans, j’ai cherché mon pain ailleurs… et je ne l’ai pas trouvé tout de suite; alors souvent j’ai fait la tortue. Enfin, j’ai travaillé dans les carrières de Montrouge. Mais au bout de deux ans ça m’a scié de faire toujours l’écureuil dans les grandes roues pour tirer la pierre, moyennant vingt sous par jour. J’étais grand et fort, je me suis engagé dans un régiment. On m’a demandé mon nom, mon âge et mes papiers. Mon nom? l’Albinos; mon âge? voyez ma barbe; mes papiers? voilà le certificat de mon maître carrier. Je pouvais faire un grenadier soigné, on m’a enrôlé.
– Avec ta force, ton courage et ta manie de chouriner, s’il y avait eu la guerre, dans ce temps-là, tu serais peut-être devenu officier.
– Tonnerre! à qui le dites-vous. Chouriner des Anglais ou des Prussiens, ça m’aurait bien autrement flatté que de chouriner des rosses… Mais voilà le malheur, il n’y avait pas de guerre, et il y avait la discipline. Un apprenti essaye de communiquer une raclée à son bourgeois, c’est bien: s’il est le plus faible, il la reçoit; s’il est le plus fort, il la donne: on le met à la porte, quelquefois au violon, il n’en est que ça. Dans le militaire, c’est autre chose. Un jour mon sergent me bouscule pour me faire obéir plus vite; il avait raison, car je faisais le clampin: ça m’embête, je regimbe; il me pousse, je le pousse; il me prend au collet, je lui envoie un coup de poing. On tombe sur moi; alors la rage me prend, le sang me monte aux yeux, j’y vois rouge… j’avais mon couteau à la main, j’étais de cuisine, et allez donc! je me mets à chouriner… à chouriner… comme à l’abattoir. J’entaille [49] le sergent, je blesse deux soldats!… une vraie boucherie! onze coups de couteau à eux trois, oui, onze!… du sang, du sang comme dans un charnier!
Le brigand baissa la tête d’un air sombre, hagard, et resta un moment silencieux.
– À quoi penses-tu, Chourineur? dit Rodolphe l’observant avec intérêt.
– À rien, à rien, reprit-il brusquement. Puis il reprit avec sa brutale insouciance: Enfin on m’empoigne, on me met sur la planche au pain, et j’ai une fièvre cérébrale. [50].
– Tu t’es donc sauvé?
– Non, mais j’ai été quinze ans au pré au lieu d’être fauché [51]. J’ai oublié de vous dire qu’au régiment j’avais repêché deux camarades qui se noyaient dans la Seine; nous étions en garnison à Melun. Une autre fois, vous allez rire et dire que je suis un amphibie au feu et à l’eau, sauveur pour hommes et pour femmes! une autre fois, étant en garnison à Rouen, toutes maisons de bois, de vraies cassines, le feu prend à un quartier; ça brûlait comme des allumettes; je suis de corvée pour l’incendie; nous arrivons au feu; on me crie qu’il y a une vieille femme, qui ne peut pas descendre de sa chambre qui commençait à chauffer: j’y cours. Tonnerre! oui, ça chauffait… car ça me rappelait mes fours à plâtre dans les bons jours; finalement je sauve la vieille. Mon rat de prison [52] s’est tant tortillé des quatre pattes et de la langue qu’il a fait changer ma peine; au lieu d’aller à l’abbaye de Monte-à-regret [53], j’en ai eu pour quinze années de pré. Quand j’ai vu que je ne serais pas tué, mon premier mouvement a été de sauter sur mon bavard pour l’étrangler. Vous comprenez ça, mon maître?
– Tu regrettais de voir ta peine commuée?
– Oui… à ceux qui jouent du couteau, le couteau de Charlot [54], c’est juste; à ceux qui volent, des fers aux pattes, chacun son lot. Mais vous forcer à vivre quand on a assassiné, tenez, les curieux [55] ne savent pas la chose que ça vous fait dans les premiers temps.
– Tu as donc eu des remords, Chourineur?
– Des remords! Non, puisque j’ai fait mon temps, dit le sauvage; mais autrement il ne se passait presque pas de nuit où je ne visse, en manière de cauchemar, le sergent et les soldats que j’ai chourinés, c’est-à-dire ils n’étaient pas seuls, ajouta le brigand avec une sorte de terreur; ils étaient des dizaines, des centaines, des milliers à attendre leur tour dans une espèce d’abattoir, comme les chevaux que j’égorgeais à Montfaucon attendaient leur tour aussi. Alors je voyais rouge, et je commençais à chouriner… à chouriner sur ces hommes, comme autrefois sur les chevaux. Mais, plus je chourinais de soldats, plus il en revenait. Et en mourant ils me regardaient d’un air si doux, si doux que je me maudissais de les tuer; mais je ne pouvais pas m’en empêcher. Ce n’était pas tout… je n’ai jamais eu de frère, et il se faisait que tous ces gens que j’égorgeais étaient mes frères… et des frères pour qui je me serais mis au feu. À la fin, quand je n’en pouvais plus, je m’éveillais tout trempé d’une sueur aussi froide que de la neige fondue.
– C’était un vilain rêve, Chourineur.
– Oh! oui, allez. Eh bien! dans les premiers temps que j’étais au pré, toutes les nuits je l’avais… ce rêve-là. Voyez-vous, c’était à en devenir fou ou enragé. Aussi deux fois j’ai essayé de me tuer, une fois en avalant du vert-de-gris, l’autre fois en voulant m’étrangler avec une chaîne; mais je suis fort comme un taureau. Le vert-de-gris m’a donné soif, voilà tout. Quant au tour de chaîne que je m’étais passé au cou, ça m’a fait une cravate bleue naturelle. Après cela, l’habitude de vivre a repris le dessus, mes cauchemars sont devenus plus rares, et j’ai fait comme les autres.