– Tu étais à bonne école pour apprendre à voler.
– Oui, mais le goût n’y était pas. Les autres fagots [56] me blaguaient là-dessus, mais je les assommais à coups de chaîne. C’est comme ça que j’ai connu le Maître d’école… mais pour celui-là respect aux poignets! il m’a donné ma paye comme vous me l’avez donnée tout à l’heure.
– C’est donc un forçat libéré?
– C’est-à-dire, il était fagot à perte de vue [57], mais il s’est libéré lui-même.
– Il est évadé? On ne le dénonce pas?
– Ce n’est pas moi qui le dénoncerai, toujours, j’aurais l’air de le craindre.
– Comment la police ne le découvre-t-elle pas? Est-ce qu’on n’a pas son signalement?
– Son signalement! Ah bien, oui! il y a longtemps qu’il a effacé de sa frimousse celui que le meg des megs [58] y avait mis. Maintenant, il n’y a que le boulanger qui met les âmes au four [59] qui pourrait le reconnaître, le Maître d’école.
– De quelle manière s’y est-il pris?
– Il a commencé par se rogner le nez, qu’il avait long d’une aune; par là-dessus il s’est débarbouillé avec du vitriol.
– Tu plaisantes?
– S’il vient ce soir, vous le verrez; il avait un grand nez de perroquet, maintenant il est aussi camard… que la carline [60], sans compter qu’il a des lèvres grosses comme le poing, et un visage olive aussi couturé que la veste d’un chiffonnier.
– Il est à ce point méconnaissable!
– Depuis six mois qu’il s’est échappé de Rochefort, les railles [61] l’ont cent fois rencontré sans le reconnaître.
– Pourquoi était-il au bagne?
– Pour avoir été faussaire, voleur et assassin. On l’appelle le Maître d’école parce qu’il a une écriture superbe et qu’il est très-savant.
– Et il est redouté?
– Il ne le sera plus quand vous l’aurez rincé comme vous m’avez rincé. Et, tonnerre!!! je serais curieux de voir ça!
– Que fait-il pour vivre?
– On dit qu’il s’est vanté d’avoir tué et dévalisé, il y a trois semaines, un marchand de bœufs sur la route de Poissy.
– On l’arrêtera tôt ou tard.
– Il faudra qu’on soit plus de deux pour ça, car il porte toujours sous sa blouse, deux pistolets chargés et un poignard. Charlot l’attend, il ne sera fauché qu’une fois. Il tuera tout ce qu’il pourra tuer pour s’échapper. Oh! il ne s’en cache pas; et, comme il est deux fois fort comme vous et moi, on aura du mal à l’abattre.
– Et en sortant du bagne qu’as-tu fait, Chourineur?
– J’ai été me proposer au maître débardeur du quai Saint-Paul, et j’y gagne ma vie.
– Mais, puisque, après tout, tu n’es pas grinche [62], pourquoi vis-tu dans la Cité?
– Et où voulez-vous que je vive? Qui est-ce qui voudrait fréquenter un repris de justice? Et puis je m’ennuie tout seul, moi; j’aime la société, et ici je vis avec mes pareils. Je me cogne quelquefois… On me craint comme le feu dans la Cité, et le quart d’œil [63] n’a rien à me dire, sauf pour les batteries, qui me valent quelquefois vingt-quatre heures de violon.
– Et qu’est-ce que tu gagnes par jour?
– Trente-cinq sous. Ça durera tant que j’aurai des bras; quand je n’en aurai plus, je prendrai un crochet et un carquois d’osier, comme le vieux chiffonnier que je vois dans les brouillards de mon enfance.
– Avec tout ça tu n’es pas malheureux?
– Il y en a des pires que moi, bien sûr; sans mes rêves du sergent et des soldats égorgés, rêves que j’ai encore souvent, je pourrais tranquillement crever comme un autre au coin d’une borne ou à l’hôpital; mais ce rêve… Tenez… nom de nom! je n’aime pas à penser à ça, dit le Chourineur.
Et il vida sur un coin de la table le fourneau de sa pipe.
La Goualeuse avait écouté le Chourineur avec distraction, elle semblait absorbée dans une rêverie douloureuse.
Rodolphe lui-même restait pensif.
Les deux récits qu’il venait d’entendre éveillaient en lui des idées nouvelles.
Un incident tragique vint rappeler à ces trois personnages dans quel lieu ils se trouvaient.
V L’arrestation
L’homme qui était sorti un moment, après avoir recommandé à l’ogresse son broc et son assiette, revint bientôt, accompagné d’un autre personnage à larges épaules, à figure énergique.
Il lui dit:
– Voilà un hasard de se rencontrer comme ça, Borel! Entre donc, nous boirons un verre de vin.
Le Chourineur dit tout bas à Rodolphe et à la Goualeuse, en leur montrant le nouveau venu:
– Il va y avoir de la grêle… c’est un raille. Attention!
Les deux bandits, dont l’un, coiffé d’un bonnet grec enfoncé jusque sur ses sourcils, avait demandé plusieurs fois le Maître d’école, échangèrent un coup d’œil rapide, se levèrent simultanément de table et se dirigèrent vers la porte; mais les deux agents se jetèrent sur eux en poussant un cri particulier.
Une lutte terrible s’engagea.
La porte de la taverne s’ouvrit; d’autres agents se précipitèrent dans la salle, et l’on vit briller au dehors les fusils des gendarmes.
Profitant du tumulte, le charbonnier dont nous avons parlé s’avança jusqu’au seuil du tapis-franc, et, rencontrant par hasard le regard de Rodolphe, il porta à ses lèvres l’index de la main droite.
Rodolphe, d’un geste aussi rapide qu’impérieux, lui ordonna de s’éloigner; puis il continua d’observer ce qui se passait dans la taverne.
L’homme au bonnet grec poussait des hurlements de rage; à demi étendu sur la table, il faisait des soubresauts si désespérés que trois hommes le contenaient à peine.
Anéanti, morne, la figure livide, les lèvres blanches, la mâchoire inférieure tombante et convulsivement agitée, son compagnon ne fit aucune résistance, il tendit de lui-même ses mains aux menottes.
L’ogresse, assise dans son comptoir et habituée à de pareilles scènes, restait impassible, les mains dans les poches de son tablier.
– Qu’est-ce qu’ils ont donc fait, ces deux hommes, mon bon monsieur Borel? demanda-t-elle à un des agents qu’elle connaissait.