– Tom, demandez à boire, et interrogez ces gens-là sur lui, dit Sarah, toujours en anglais.
– Oui, Sarah, répondit l’homme à cheveux blancs et à sourcils noirs.
S’asseyant à une table pendant que Sarah s’essuyait le front, il dit à l’ogresse en très-bon français et presque sans aucun accent:
– Madame, faites-nous donner quelque chose à boire, s’il vous plaît.
L’entrée de ces deux personnes dans le tapis-franc avait vivement excité l’attention; leurs costumes, leurs manières, annonçaient qu’ils ne fréquentaient jamais ces ignobles tavernes. À leur physionomie inquiète, affairée, on devinait que des motifs importants les amenaient dans ce quartier.
Le Chourineur, le Maître d’école et la Chouette les considéraient avec une avide curiosité.
La Goualeuse, épouvantée de sa rencontre avec la borgnesse, redoutant les menaces du Maître d’école, qui voulait l’emmener avec lui, profita de l’inattention de ces deux misérables, se glissa par la porte restée entr’ouverte et sortit du cabaret.
Le Chourineur et le Maître d’école, dans leur position respective, n’avaient aucun intérêt à élever de nouvelles rixes.
Surprise de l’apparition d’hôtes si nouveaux, l’ogresse partageait l’attention générale. Tom lui dit une seconde fois avec impatience:
– Nous avons demandé quelque chose à boire, madame; ayez la bonté de nous servir.
La mère Ponisse, flattée de cette courtoisie, se leva de son comptoir, vint gracieusement s’appuyer à la table de Tom, et lui dit:
– Voulez-vous un litre de vin ou une bouteille cachetée?
– Donnez-nous une bouteille de vin, des verres et de l’eau.
L’ogresse servit; Tom lui jeta cent sous, et, refusant la monnaie qu’elle voulait lui rendre:
– Gardez cela pour vous, notre hôtesse, et acceptez un verre de vin avec nous.
– Vous êtes bien honnête, monsieur, dit la mère Ponisse en regardant Tom avec plus d’étonnement que de reconnaissance.
– Mais dites-moi, reprit celui-ci, nous avions donné rendez-vous à un de nos camarades dans un cabaret de cette rue; nous nous sommes peut-être trompés.
– C’est ici le Lapin-Blanc, pour vous servir, monsieur.
– C’est bien cela, dit Tom en faisant un signe d’intelligence à Sarah. Oui, c’est bien au Lapin-Blanc qu’il devait nous attendre.
– Et il n’y a pas deux Lapin-Blanc dans la rue, dit orgueilleusement l’ogresse. Mais comment était-il, votre camarade?
– Grand et mince, cheveux et moustaches châtain clair, dit Tom.
– Attendez donc, attendez donc, c’est mon homme de tout à l’heure; un charbonnier d’une très-grande taille est venu le chercher, et ils sont partis ensemble.
– Ce sont eux, dit Tom.
– Et ils étaient seuls ici? demanda Sarah.
– C’est-à-dire, le charbonnier n’est venu qu’un moment, votre autre camarade a soupé ici avec la Goualeuse et le Chourineur; et du regard l’ogresse désigna celui des convives de Rodolphe qui était resté dans le cabaret.
Tom et Sarah se retournèrent vers le Chourineur.
Après quelques minutes d’examen, Sarah dit en anglais à son compagnon:
– Connaissez-vous cet homme?
– Non, Karl avait perdu les traces de Rodolphe à l’entrée de ces rues obscures. Voyant Murph, déguisé en charbonnier, rôder autour de ce cabaret et venir sans cesse regarder au travers des vitres, il s’est douté de quelque chose et il est venu nous avertir.
Pendant cette conversation, tenue à voix basse et en langue étrangère, le Maître d’école disait tout bas à la Chouette en regardant Tom et Sarah:
– Le grand maigre a dégainé cent sous à l’ogresse. Il est bientôt minuit; il pleut, il vente: quand ils vont sortir, nous les suivrons; j’étourdirai le grand et je lui prendrai son argent. Il est avec une femme, il n’osera pas souffler.
– Si la petite crie à la garde, j’ai mon vitriol dans ma poche, je lui casserai la bouteille sur la figure, dit la borgnesse; il faut toujours donner à boire aux enfants pour les empêcher de crier. Puis elle ajouta: Dis donc, Fourline, la première fois que nous trouverons la Pégriotte, faudra l’emmener d’autor [67]. Une fois que nous la tiendrons chez nous, nous lui frotterons le museau avec mon vitriol, ça fait qu’elle ne fera plus la fière avec sa jolie frimousse…
– Tiens, la Chouette, je finirai par t’épouser, dit le Maître d’école; tu n’as pas ta pareille pour l’adresse et le courage… La nuit du marchand de bœufs, je t’ai jugée… j’ai dit: «Voilà ma femme: elle travaillera mieux qu’un homme.»
Après avoir réfléchi un moment, Sarah dit à Tom en lui indiquant le Chourineur:
– Si nous interrogions cet homme sur Rodolphe, peut-être saurions-nous ce qui l’amène ici.
– Essayons, dit Tom. Puis, s’adressant au Chourineur: – Camarade, nous devions retrouver dans ce cabaret un de nos amis; il y a soupé avec vous; puisque vous le connaissez, dites-nous si vous savez où il est allé.
– Je le connais parce qu’il m’a rincé il y a deux heures en défendant la Goualeuse.
– Et vous ne l’aviez jamais vu?
– Jamais… Nous nous sommes rencontrés dans l’allée de la maison de Bras-Rouge.
– L’hôtesse! encore une bouteille cachetée, et du meilleur, dit Tom.
Sarah et lui avaient à peine trempé leurs lèvres dans leurs verres encore pleins; la mère Ponisse, pour faire honneur sans doute à sa propre cave, avait plusieurs fois vidé le sien.
– Et vous nous servirez sur la table de monsieur, s’il veut bien le permettre, ajouta Tom en allant se mettre avec Sarah à côté du Chourineur, aussi étonné que flatté de cette politesse.
Le Maître d’école et la Chouette causaient toujours à voix basse de leurs sinistres projets.
La bouteille servie, Tom et Sarah attablés avec le Chourineur et l’ogresse, qui avait regardé une seconde invitation comme superflue, l’entretien continua.
– Vous nous disiez donc, mon brave, que vous aviez rencontré notre camarade Rodolphe dans la maison de Bras-Rouge? dit Tom en trinquant avec le Chourineur.
– Oui, mon brave, répondit celui-ci en vidant lestement son verre.
– Voilà un singulier nom… Bras-Rouge! Qu’est-ce que c’est que ce Bras-Rouge?
– Il pastique la maltouze, dit négligemment le Chourineur; puis il ajouta: Voilà de fameux vin, mère Ponisse!
– C’est pour ça qu’il ne faut pas laisser votre verre vide, mon brave, reprit Tom en versant de nouveau à boire au Chourineur.
– À votre santé, dit celui-ci, et à celle de votre petit ami qui… enfin suffit… Si ma tante était un homme, ça serait mon oncle, comme dit le proverbe… Allons donc, farceur, je m’entends!