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– Ça n’est rien que ça, ma fille; c’est pour t’avertir…

À peine le brigand avait-il dit ces mots, qu’il s’écria avec un effroyable jurement:

– Je suis piqué à l’aileron; tu m’as égratigné avec tes ciseaux. Et furieux, il se précipita à la poursuite de la Goualeuse dans l’allée noire.

– N’approche pas, ou je te crève les ardents avec mes fauchants [5], dit-elle d’un ton décidé. Je ne t’avais rien fait, pourquoi m’as-tu battue?

– Je vais te dire ça, s’écria le bandit en s’avançant toujours dans l’obscurité. Ah! je te tiens! et tu vas la danser! ajouta-t-il en saisissant dans ses larges et fortes mains un poignet mince et frêle.

– C’est toi qui vas danser! dit une voix mâle.

– Un homme! Est-ce toi, Bras-Rouge? réponds donc et ne serre pas si fort… j’entre dans l’allée de ta maison… ça peut bien être toi…

– Ça n’est pas Bras-Rouge, dit la voix.

– Bon, puisque ça n’est pas un ami, il va y avoir du raisiné [6] par terre, s’écria le Chourineur. Mais à qui donc la petite patte que je tiens là?

– C’est la pareille de celle-ci.

Sous la peau délicate et douce de cette main qui vint le saisir brusquement à la gorge, le Chourineur sentit se tendre des nerfs et des muscles d’acier.

La Goualeuse, réfugiée au fond de l’allée, avait lestement grimpé plusieurs marches; elle s’arrêta un moment, et s’écria en s’adressant à son défenseur inconnu:

– Oh! merci, monsieur, d’avoir pris mon parti. Le Chourineur m’a battue parce que je ne voulais pas lui payer d’eau-de-vie. Je me suis revengée, mais je n’ai pu lui faire grand mal avec mes petits ciseaux. Maintenant je suis en sûreté, laissez-le; prenez bien garde à vous, c’est le Chourineur.

L’effroi qu’inspirait cet homme était bien grand.

– Mais vous ne m’entendez donc pas? Je vous dis que c’est le Chourineur! répéta la Goualeuse.

– Et moi je suis un ferlampier qui n’est pas frileux [7], dit l’inconnu.

Puis tout se tut.

On entendit pendant quelques secondes le bruit d’une lutte acharnée.

– Mais tu veux donc que je t’escarpe [8]? s’écria le bandit en faisant un violent effort pour se débarrasser de son adversaire, qu’il trouvait d’une vigueur extraordinaire. Bon, bon, tu vas payer pour la Goualeuse et pour toi, ajouta-t-il en grinçant les dents.

– Payer en monnaie de coups de poing, oui, répondit l’inconnu.

– Si tu ne lâches pas ma cravate, je te mange le nez, murmura le Chourineur d’une voix étouffée.

– J’ai le nez trop petit, mon homme, et tu n’y vois pas clair!

– Alors, viens sous le pendu glacé [9].

– Viens, reprit l’inconnu, nous nous y regarderons le blanc des yeux.

Et, se précipitant sur le Chourineur, qu’il tenait toujours au collet, il le fit reculer jusqu’à la porte de l’allée et le poussa violemment dans la rue, à peine éclairée par la lueur du réverbère.

Le bandit trébucha; mais, se raffermissant aussitôt, il s’élança avec furie contre l’inconnu, dont la taille très-svelte et très-mince ne semblait pas annoncer la force incroyable qu’il déployait.

Le Chourineur, quoique d’une constitution athlétique et de première habileté dans une sorte de pugilat appelé vulgairement la savate, trouva, comme on dit, son maître.

L’inconnu lui passa la jambe (sorte de croc-en-jambe) avec une dextérité merveilleuse, et le renversa deux fois.

Ne voulant pas encore reconnaître la supériorité de son adversaire, le Chourineur revint à la charge en rugissant de colère.

Alors le défenseur de la Goualeuse, changeant brusquement de méthode, fit pleuvoir sur la tête du bandit une grêle de coups de poing aussi rudement assenés qu’avec un gantelet de fer.

Ces coups de poing, dignes de l’envie et de l’admiration de Jack Turner, l’un des plus fameux boxeurs de Londres, étaient d’ailleurs si en dehors des règles de la savate, que le Chourineur en fut doublement étourdi; pour la troisième fois le brigand tomba comme un bœuf sur le pavé en murmurant:

– Mon linge est lavé [10].

– S’il renonce, ne l’achevez pas, ayez pitié de lui! dit la Goualeuse, qui pendant cette rixe s’était hasardée sur le seuil de l’allée de la maison de Bras-Rouge. Puis elle ajouta avec étonnement: Mais qui êtes-vous donc? Excepté le Maître d’école, il n’y a personne, depuis la rue Saint-Éloi jusqu’à Notre-Dame, capable de battre le Chourineur. Je vous remercie bien, monsieur; hélas! sans vous il m’assommait.

L’inconnu, au lieu de répondre à cette femme, écoutait attentivement sa voix.

Jamais timbre plus doux, plus frais, plus argentin, ne s’était fait entendre à son oreille; il tâcha de distinguer les traits de la Goualeuse: il ne put y parvenir, la nuit était trop sombre, la clarté du réverbère était trop pâle.

Après être resté quelques minutes sans mouvement, le Chourineur remua la jambe, les bras, et enfin se leva sur son séant.

– Prenez garde! s’écria la Goualeuse en se réfugiant de nouveau dans l’allée et en tirant son protecteur par le bras, prenez garde, il va peut-être vouloir se revenger!

– Sois tranquille, ma fille, s’il en veut encore, j’ai de quoi le servir.

Le brigand entendit ces mots.

– J’ai la coloquinte en bringues, dit-il à l’inconnu. Pour aujourd’hui j’en ai assez, je n’en mangerai plus; une autre fois je ne dis pas, si je te retrouve.

– Est-ce que tu n’es pas content? est-ce que tu te plains? s’écria l’inconnu d’un ton menaçant. Est-ce que j’ai macarone [11]?

– Non, non, je ne me plains pas: tu es un cadet qui a de l’atout, dit le brigand d’un ton bourru, mais avec cette sorte de considération respectueuse que la force physique impose toujours aux gens de cette espèce. Tu m’as rincé; et, excepté le Maître d’école, qui mangerait trois Alcides à son déjeuner, personne jusqu’à cette heure ne peut se vanter de me mettre le pied sur la tête.

– Eh bien! après?

– Après?… j’ai trouvé mon maître, voilà tout. Tu auras le tien un jour ou l’autre, tôt ou tard… tout le monde trouve le sien… À défaut d’hommes, il y a toujours bien le meg des megs [12], comme disent les sangliers [13]. Ce qui est sûr, c’est que, maintenant que tu as mis le Chourineur sous tes pieds, tu peux faire les quatre cents coups dans la Cité. Toutes les filles d’amour seront tes esclaves: ogres et ogresses n’oseront pas refuser de te faire crédit. Ah çà! mais qui es-tu donc?… tu dévides le jars [14] comme père et mère! Si tu es grinche [15], je ne suis pas ton homme. J’ai chouriné [16], c’est vrai; parce que, quand le sang me monte aux yeux, j’y vois rouge, et il faut que je frappe… mais j’ai payé mes chourinades en allant quinze ans au pré [17]. Mon temps est fini, je ne dois rien aux curieux [18], et je n’ai jamais grinché [19]: demande à la Goualeuse.