En faisant ces réflexions, le Chourineur avait machinalement suivi Tom et Sarah; il les vit monter dans un fiacre qui les attendait devant le parvis Notre-Dame.
Le fiacre partit.
Une idée lumineuse vint au Chourineur; il monta derrière cette voiture.
À une heure du matin, ce fiacre s’arrêta sur le boulevard de l’Observatoire, et Tom et Sarah disparurent dans une des ruelles qui aboutissent à cet endroit.
La nuit était noire, le Chourineur ne put signaler aucun indice qui lui servît à reconnaître plus précisément, le lendemain, les lieux où il se trouvait. Alors, avec une sagacité de sauvage, il tira son couteau de sa poche, fit une large et profonde entaille à un des arbres auprès desquels s’était arrêtée la voiture. Puis il regagna son gîte, dont il s’était considérablement éloigné.
Pour la première fois depuis longtemps le Chourineur goûta dans son taudis un sommeil profond, qui ne fut pas interrompu par l’horrible vision de l’abattoir aux sergents, comme il disait dans son rude langage.
VIII Promenade
Le lendemain de la soirée où s’étaient passés les différents événements que nous venons de raconter, un radieux soleil d’automne brillait au milieu d’un ciel pur; la tourmente de la nuit avait cessé. Quoique toujours obscurci par la hauteur des maisons, le hideux quartier où le lecteur nous a suivi semblait moins horrible, vu à la clarté d’un beau jour.
Soit que Rodolphe ne craignît plus la rencontre des deux personnes qu’il avait évitées la veille, soit qu’il la bravât, vers les onze heures du matin il entra dans la rue aux Fèves, et se dirigea vers la taverne de l’ogresse.
Rodolphe était toujours habillé en ouvrier, mais on remarquait dans ses vêtements une certaine recherche; sa blouse neuve, ouverte sur la poitrine, laissait voir sa chemise de laine rouge, fermée par plusieurs boutons d’argent; le col d’une autre chemise de toile blanche se rabattait sur sa cravate de soie noire, négligemment nouée autour de son cou; de sa casquette de velours bleu de ciel, à visière vernie, s’échappaient quelques boucles de cheveux châtains; des bottes parfaitement cirées, remplaçant les gros souliers ferrés de la veille, mettaient en valeur un pied charmant, qui paraissait d’autant plus petit qu’il sortait d’un large pantalon de velours olive.
Ce costume ne nuisait en rien à l’élégance de la tournure de Rodolphe, rare mélange de grâce, de souplesse et de force.
Nos habits sont tellement laids qu’on ne peut que gagner à les quitter, même pour les vêtements les plus vulgaires.
L’ogresse se prélassait sur le seuil du tapis-franc lorsque Rodolphe s’y présenta.
– Votre servante, jeune homme! Vous venez sans doute chercher la monnaie de vos vingt francs! dit-elle avec une sorte de déférence, n’osant pas oublier que la veille le vainqueur du Chourineur lui avait jeté un louis sur son comptoir; il vous revient dix-sept livres dix sous… Ça n’est pas tout… On est venu vous demander hier: un grand monsieur, bien couvert; il avait aux jambes des bottes à cœur, comme un tambour-major en bourgeois, et au bras une petite femme déguisée en homme. Ils ont bu du cacheté avec le Chourineur.
– Ah! ils ont bu avec le Chourineur! Et que lui ont-ils dit?
– Quand je dis qu’ils ont bu, je me trompe, ils n’ont fait que tremper leurs lèvres dans leurs verres; et…
– Je te demande ce qu’ils ont dit au Chourineur?
– Ils lui ont parlé de choses et d’autres, quoi! De Bras-Rouge, de la pluie et du beau temps.
– Ils connaissent Bras-Rouge?
– Au contraire, le Chourineur leur a expliqué qui c’était… et comment vous l’aviez battu.
– C’est bon, il ne s’agit pas de ça.
– Vous demandez votre monnaie?
– Oui… et j’emmènerai la Goualeuse passer la journée à la campagne.
– Oh! impossible, ça, mon garçon.
– Pourquoi?
– Elle n’a qu’à ne pas revenir? Ses nippes sont à moi, sans compter qu’elle me doit encore deux cent vingt francs pour finir de s’acquitter de sa nourriture et de son logement, depuis que je l’ai prise chez moi; si elle n’était pas honnête comme elle l’est, je ne la laisserais pas aller plus loin que le coin de la rue, au moins.
– La Goualeuse te doit deux cent vingt francs?
– Deux cent vingt francs dix sous… Mais qu’est-ce que ça vous fait, mon garçon? Ne dirait-on pas que vous allez les payer? Faites donc le milord!
– Tiens, dit Rodolphe en jetant onze louis sur l’étain du comptoir de l’ogresse. Maintenant, combien vaut la défroque que tu lui loues?
La vieille, ébahie, examinait les louis l’un après l’autre d’un air de doute et de défiance.
– Ah çà, crois-tu que je te donne de la fausse monnaie? Envoie changer cet or, et finissons… Combien vaut la défroque que tu loues à cette malheureuse?
L’ogresse, partagée entre le désir de faire une bonne affaire, l’étonnement de voir un ouvrier posséder autant d’argent, la crainte d’être dupée, et l’espoir de gagner davantage encore, l’ogresse garda un moment le silence, puis elle reprit:
– Ses hardes valent au moins… cent francs.
– De pareilles guenilles! allons donc! Tu garderas la monnaie d’hier et je te donnerai encore un louis, rien de plus. Se laisser rançonner par toi, c’est voler les pauvres qui ont droit à des aumônes.
– Eh bien! mon garçon, je garde mes hardes: la Goualeuse ne sortira pas d’ici: je suis libre de vendre mes effets ce que je veux.
– Que Lucifer te brûle un jour selon tes mérites! Voilà ton argent, va me chercher la Goualeuse.
L’ogresse empocha l’or, pensant que l’ouvrier avait commis un vol ou fait un héritage, et lui dit, avec un ignoble sourire:
– Pourquoi, mon fils, ne monteriez-vous pas chercher vous-même la Goualeuse!… Cela lui ferait plaisir… car, foi de mère Ponisse, hier elle vous reluquait joliment!
– Va la chercher et dis-lui que je l’emmènerai à la campagne… rien de plus. Surtout qu’elle ne sache pas que je t’ai payé sa dette.
– Pourquoi donc?
– Que t’importe?
– Au fait, ça m’est égal, j’aime mieux qu’elle se croie encore sous ma coupe.
– Te tairas-tu! Monteras-tu!…
– Oh! quel air méchant! Je plains ceux à qui vous en voulez… Allons, j’y vais… j’y vais…
Et l’ogresse monta.
Quelques minutes après, elle redescendit.
– La Goualeuse ne voulait pas me croire; elle est devenue cramoisie quand elle a su que vous étiez là… Mais quand je lui ai dit que je lui permettais de passer la journée à la campagne, j’ai cru qu’elle devenait folle; pour la première fois de sa vie, elle a eu envie de me sauter au cou.
– C’était la joie de te quitter.
Fleur-de-Marie entra dans ce moment, vêtue comme la veille: robe d’alépine brune, châle orangé noué derrière le dos, marmotte à carreaux rouges laissant voir seulement deux grosses nattes de cheveux blonds.
Elle rougit en reconnaissant Rodolphe, et baissa les yeux d’un air confus.
– Voulez-vous venir passer la journée à la campagne avec moi, mon enfant? dit Rodolphe.