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– C’est plaisir de voir combien vous êtes sensible à ces riens qui font le charme de l’aspect de la campagne, Fleur-de-Marie.

En effet, à mesure que la jeune fille contemplait le tableau calme et riant qui se déroulait autour d’elle, sa physionomie s’épanouissait de nouveau.

– Et là-bas, ce feu de chaume dans les terres labourées, la belle fumée blanche qui monte au ciel… et cette charrue avec ses deux bons chevaux gris… Si j’étais homme, comme j’aimerais l’état de laboureur!… Être au milieu d’une plaine bien silencieuse, à suivre sa charrue… en voyant bien loin de grands bois, par un temps comme aujourd’hui, par exemple!… C’est pour le coup que ça vous donnerait envie de chanter de ces chansons un peu tristes, qui vous font venir les larmes aux yeux… comme Geneviève de Brabant. Est-ce que vous connaissez la chanson de Geneviève de Brabant, monsieur Rodolphe?

– Non, mon enfant; mais si vous êtes gentille, vous me la chanterez une fois arrivés à la ferme.

– Quel bonheur! Nous allons à une ferme, monsieur Rodolphe?

– Oui, à une ferme tenue par ma nourrice, bonne et digne femme qui m’a élevé.

– Et nous pourrons avoir du lait? s’écria la Goualeuse en frappant dans ses mains.

– Fi donc! du lait… de l’excellente crème, s’il vous plaît, et du beurre que la fermière fera devant nous, et des œufs tout frais.

– Que nous irons dénicher nous-mêmes?

– Certainement…

– Et nous irons voir les vaches dans l’étable?

– Je crois bien.

– Et nous irons aussi dans la laiterie?

– Aussi dans la laiterie.

– Et au pigeonnier?

– Et au pigeonnier.

– Ah! tenez, monsieur Rodolphe, c’est à n’y pas croire… Comme je vais m’amuser! Quelle bonne journée!… quelle bonne journée! s’écria la jeune fille toute joyeuse.

Puis, par un brusque revirement de pensée, la malheureuse, songeant qu’après ces heures de liberté passées à la campagne, elle rentrerait dans son bouge infect, cacha sa tête dans ses mains et fondit en larmes.

Rodolphe, surpris, dit à la Goualeuse:

– Qu’avez-vous, Fleur-de-Marie, qui vous chagrine?

– Rien… rien, monsieur Rodolphe. (Et elle essuya ses yeux en tâchant de sourire.) Pardon, si je m’attriste… n’y faites pas attention… je n’ai rien, je vous jure… c’est une idée… je vais être gaie…

– Mais vous étiez si joyeuse tout à l’heure!

– C’est pour ça…, répondit naïvement Fleur-de-Marie en levant sur Rodolphe ses yeux encore humides de larmes.

Ces mots éclairèrent Rodolphe; il devina tout.

Voulant chasser l’humeur sombre de la jeune fille, il lui dit en souriant:

– Je parie que vous pensiez à votre rosier? Vous regrettez, j’en suis sûr, de ne pouvoir lui faire partager notre promenade à la ferme… Pauvre rosier! Vous auriez été capable de lui faire manger aussi un peu de crème!!

La Goualeuse prit le prétexte de cette plaisanterie pour sourire: peu à peu ce léger nuage de tristesse s’effaça de son esprit; elle ne pensa qu’à jouir du présent et à s’étourdir sur l’avenir.

La voiture arrivait près de Saint-Denis, la haute flèche de l’église se voyait au loin.

– Oh! le beau clocher! s’écria la Goualeuse.

– C’est le clocher de Saint-Denis, une église superbe… Voulez-vous la voir? nous ferons arrêter le fiacre.

La Goualeuse baissa les yeux.

– Depuis que je suis chez l’ogresse, je ne suis point entrée dans une église; je n’ai pas osé. À la prison, au contraire, j’aimais tant à chanter à la messe! Et, à la Fête-Dieu, nous faisions de si beaux bouquets d’autel!

– Mais Dieu est bon et clément: pourquoi craindre de le prier, d’entrer dans une église?

– Oh! non, non… monsieur Rodolphe… ce serait comme une impiété… C’est bien assez d’offenser le bon Dieu autrement.

Après un moment de silence, Rodolphe dit à la Goualeuse:

– Jusqu’à présent avez-vous aimé quelqu’un?

– Jamais, monsieur Rodolphe.

– Pourquoi cela?

– Vous avez vu les gens qui fréquentaient le tapis-franc… Et puis, pour aimer, il faut être honnête.

– Comment cela?

– Ne dépendre que de soi… Mais tenez, si ça vous est égal, monsieur Rodolphe, je vous en prie, ne parlons pas de ça…

– Soit, Fleur-de-Marie, parlons d’autre chose… Mais qu’avez-vous à me regarder ainsi? Voilà encore vos beaux yeux pleins de larmes. Vous ai-je chagrinée?

– Oh! au contraire; mais vous êtes si bon pour moi que cela me donne envie de pleurer… et puis vous ne me tutoyez pas… et puis, enfin, on dirait que vous ne m’avez emmenée que pour mon plaisir à moi, tant vous avez l’air content de me voir heureuse. Non content de m’avoir défendue hier… vous me faites passer aujourd’hui une pareille journée avec vous…

– Vraiment, vous êtes heureuse?

– D’ici à bien longtemps je n’oublierai ce bonheur-là.

– C’est si rare, le bonheur!

– Oui, bien rare…

– Ma foi, moi, à défaut de ce que je n’ai pas, je m’amuse quelquefois à rêver ce que je voudrais avoir, à me dire: «Voilà ce que je désirerais être… voilà la fortune que j’ambitionnerais…» Et vous, Fleur-de-Marie, quelquefois ne faites-vous pas aussi de ces rêves-là, de beaux châteaux en Espagne?

– Autrefois, oui, en prison; avant d’entrer chez l’ogresse, je passais ma vie à ça et à chanter; mais depuis, c’est plus rare… Et vous, monsieur Rodolphe, qu’est-ce que vous ambitionneriez donc?

– Moi, je voudrais être riche, très-riche… avoir des domestiques, des équipages, un hôtel, aller dans un beau monde, tous les jours au spectacle. Et vous, Fleur-de-Marie?

– Moi, je ne serais pas si difficile: de quoi payer l’ogresse, quelque argent d’avance pour avoir le temps de trouver de l’ouvrage, une gentille chambre bien propre d’où je verrais des arbres en travaillant.

– Beaucoup de fleurs sur votre fenêtre…

– Oh! bien sûr… Habiter la campagne, si ça se pouvait, et voilà tout…

– Une petite chambre, de l’ouvrage, c’est le nécessaire; mais quand on n’a qu’à désirer, on peut bien se permettre le superflu… Est-ce que vous ne voudriez pas avoir des voitures, des diamants, de belles toilettes?

– Je n’en voudrais pas tant… Ma liberté, vivre à la campagne, et être sûre de ne pas mourir à l’hôpital… Oh! cela surtout… ne pas mourir là!… Tenez, monsieur Rodolphe, souvent cette pensée-là me vient… elle est affreuse!

– Hélas! nous autres pauvres gens…

– Ce n’est pas pour la misère… que je dis cela… Mais après… quand on est morte…