– Eh bien?
– Vous ne savez donc pas ce que l’on fait de vous après, monsieur Rodolphe?
– Non…
– Il y a une jeune fille que j’avais connue en prison… elle est morte à l’hôpital… on a abandonné son corps aux chirurgiens…, murmura la malheureuse en frissonnant.
– Ah! c’est horrible!!! Comment, malheureuse enfant, vous avez souvent de ces sinistres pensées?…
– Cela vous étonne, n’est-ce pas, monsieur Rodolphe, que j’aie de la honte… pour après ma mort… Hélas! mon Dieu… on ne m’a laissé que celle-là…
Ces douloureuses et amères paroles frappèrent Rodolphe.
Il cacha sa tête dans ses mains en frémissant: il songeait à la fatalité qui s’était appesantie sur Fleur-de-Marie… Il songeait à la mère de cette créature pauvre… Sa mère… elle était heureuse, riche, honorée, peut-être…
Honorée… riche… heureuse… et son enfant, qu’elle avait sans doute atrocement sacrifiée à la honte, avait quitté le grenier de la Chouette pour la prison, la prison pour l’antre de l’ogresse; de cet antre elle pouvait aller mourir sur le grabat d’un hôpital… et après sa mort…
Cela était épouvantable.
La pauvre Goualeuse, voyant l’air sombre de son compagnon, lui dit tristement:
– Pourtant, monsieur Rodolphe, je ne devrais pas avoir de ces idées-là… Vous m’emmenez avec vous pour être joyeuse, et je vous dis toujours des choses si tristes… si tristes! Mon Dieu, je ne sais pas comment cela se fait, c’est malgré moi… Je n’ai jamais été plus heureuse qu’aujourd’hui; et pourtant à chaque instant les larmes me viennent aux yeux… Vous ne m’en voulez pas, dites, monsieur Rodolphe? D’ailleurs… vous voyez? cette tristesse s’en va… comme elle est venue… bien vite. Tenez, maintenant… je n’y songe déjà plus… Je serai raisonnable… Tenez, monsieur Rodolphe… regardez mes yeux…
Et Fleur-de-Marie, après avoir deux ou trois fois fermé ses yeux pour en chasser une larme rebelle, les ouvrit tout grands… bien grands, et regarda Rodolphe avec une naïveté charmante.
– Fleur-de-Marie, je vous en prie, ne vous contraignez pas… Soyez gaie, si vous avez envie d’être gaie… triste, s’il vous plaît d’être triste. Mon Dieu, moi qui vous parle, quelquefois j’ai comme vous des idées sombres… Je serais très-malheureux de feindre une joie que je ne ressentirais pas…
– Vraiment, monsieur Rodolphe, vous êtes triste aussi quelquefois?
– Sans doute; mon avenir n’est guère plus beau que le vôtre… Je suis sans père ni mère… que demain je tombe malade, comment vivre? Je dépense ce que je gagne au jour le jour.
– Ça, c’est un tort, voyez-vous… un grand tort, monsieur Rodolphe, dit la Goualeuse d’un ton de grave remontrance qui fit sourire Rodolphe, vous devriez mettre à la caisse d’épargne… Moi, tout mon mauvais sort est venu de ce que je n’ai pas économisé mon argent… Avec deux cents francs devant lui, un ouvrier n’est jamais aux crochets de personne, jamais embarrassé… et c’est bien souvent l’embarras qui vous conseille mal.
– Cela est très-sage, très-sensé, ma bonne petite ménagère. Mais deux cents francs… comment amasser deux cents francs?
– Mais, monsieur Rodolphe, c’est bien simple: faisons un peu votre compte; vous allez voir… Vous gagnez, n’est-ce pas, quelquefois jusqu’à cinq francs par jour?
– Oui, quand je travaille.
– Il faut travailler tous les jours. Êtes-vous donc si à plaindre? Un joli état comme le vôtre… peintre en éventails… mais ça devrait être pour vous un plaisir… Tenez, vous n’êtes pas raisonnable, monsieur Rodolphe!… ajouta la Goualeuse d’un ton sévère. Un ouvrier peut vivre, mais très-bien vivre avec trois francs; il vous reste donc quarante sous, au bout d’un mois soixante francs d’économie… Soixante francs par mois… mais c’est une somme!
– Oui; mais c’est si bon de flâner, de ne rien faire!
– Monsieur Rodolphe, encore une fois, vous n’avez pas plus de raison qu’un enfant…
– Eh bien! je serai raisonnable, petite grondeuse; vous me donnez de bonnes idées… Je n’avais pas songé à cela…
– Vraiment? dit la jeune fille en frappant dans ses mains, avec joie. Si vous saviez combien vous me rendez contente!… Vous économiserez quarante sous par jour! Bien vrai?
– Allons… j’économiserai quarante sous par jour, dit Rodolphe en souriant malgré lui.
– Bien vrai? Bien vrai?
– Je vous le promets…
– Vous verrez comme vous serez fier aux premières économies que vous aurez faites… Et puis ce n’est pas tout… si vous voulez me promettre de ne pas vous fâcher…
– Est-ce que j’ai l’air bien méchant?
– Non, certainement… mais je ne sais pas si je dois…
– Vous devez tout me dire, Fleur-de-Marie…
– Eh bien! enfin, vous qui… on voit ça, êtes au-dessus de votre état… comment est-ce que vous fréquentez des cabarets comme celui de l’ogresse?
– Si je n’étais pas venu dans le tapis-franc, je n’aurais pas le plaisir d’aller à la campagne aujourd’hui avec vous, Fleur-de-Marie.
– C’est bien vrai, mais c’est égal, monsieur Rodolphe… Tenez, je suis aussi heureuse que possible de ma journée, eh bien! je renoncerais de bon cœur à en passer une pareille si cela pouvait vous faire du tort…
– Au contraire, puisque vous m’avez donné d’excellents conseils de ménage.
– Et vous les suivrez?
– Je vous l’ai promis, parole d’honneur. J’économiserai au moins quarante sous par jour…
XI Les souhaits
À ce moment, Rodolphe dit au cocher, qui avait dépassé le village de Sarcelles:
– Prends le premier chemin à droite, tu traverseras Villiers-le-Bel, et puis à gauche, toujours tout droit.
Puis, s’adressant à la Goualeuse:
– Maintenant que vous êtes contente de moi, Fleur-de-Marie, nous pouvons nous amuser, comme nous le disions tout à l’heure, à faire des châteaux en Espagne. Ça ne coûte pas cher, vous ne me reprocherez pas ces dépenses-là.
– Non… Voyons, faisons votre château en Espagne.
– D’abord… le vôtre, Fleur-de-Marie.
– Voyons si vous devinerez mon goût, monsieur Rodolphe.
– Essayons… Je suppose que cette route-ci… je dis celle-ci parce que nous y sommes…
– C’est juste, il ne faut pas aller chercher si loin.
– Je suppose donc que cette route-ci nous mène à un charmant village, très-éloigné de la grande route.
– Oui, c’est bien plus tranquille.
– Il est bâti à mi-côte et entremêlé de beaucoup d’arbres.
– Il y a tout auprès une petite rivière.
– Justement… une petite rivière. À l’extrémité du village on voit une jolie ferme; d’un côté de la maison il y a un verger, de l’autre un beau jardin rempli de fleurs.
– Je vois ça d’ici, monsieur Rodolphe!
– Au rez-de-chaussée une vaste cuisine pour les gens de la ferme, et une salle à manger pour la fermière.