– C’est vrai, ce n’est pas un voleur, dit celle-ci.
– Alors, viens boire un verre d’eau d’aff, et tu me connaîtras, dit l’inconnu; allons, sans rancune.
– C’est honnête de ta part… Tu es mon maître, je le reconnais, tu sais rudement jouer des poignets… il y a eu surtout la grêle de coups de poing de la fin… Tonnerre! comme ça me pleuvait sur la boule! je n’ai jamais rien vu de pareil… comme c’était festonné! ça allait comme un marteau de forge. C’est un nouveau jeu… faudra me l’apprendre.
– Je recommencerai quand tu voudras.
– Pas sur moi, toujours, dis donc; eh! pas sur moi. J’en ai encore des éblouissements. Mais tu connais donc Bras-Rouge, que tu étais dans l’allée de sa maison?
– Bras-Rouge! dit l’inconnu surpris de cette question; je ne sais pas ce que tu veux dire; il n’y a pas que Bras-Rouge qui habite cette maison, sans doute?
– Si fait, mon homme… Bras-Rouge a ses raisons pour ne pas aimer les voisins, dit le Chourineur en souriant d’un air singulier.
– Eh bien! tant mieux pour lui, reprit l’inconnu, qui semblait ne pas vouloir continuer la conversation à ce sujet. Je ne connais pas plus Bras-Rouge que Bras-Noir; il pleuvait, j’étais entré un moment dans cette allée pour me mettre à l’abri: tu as voulu battre cette pauvre fille, je t’ai battu, voilà tout.
– C’est juste: d’ailleurs tes affaires ne me regardent pas; tous ceux qui ont besoin de Bras-Rouge ne vont pas le dire à Rome. N’en parlons plus.
Puis, s’adressant à la Goualeuse:
– Foi d’homme, tu es une bonne fille; je t’ai donné une calotte, tu m’as rendu un coup de ciseaux, c’était de jeu; mais, ce qui est gentil de ta part, c’est que tu n’as pas aguiché cet enragé-là contre moi, quand je n’en voulais plus. Tu viendras boire avec nous! c’est monsieur qui paye. À propos de ça, mon brave, dit-il à l’inconnu, si, au lieu d’aller pitancher [20] de l’eau d’aff, nous allions nous refaire de sorgue [21] chez l’ogresse du Lapin-Blanc: c’est un tapis-franc.
– Tope, je paye à souper. Veux-tu venir, la Goualeuse? dit l’inconnu.
– Oh! j’avais bien faim, répondit-elle: mais de voir des batteries ça m’écœure, je n’ai plus d’appétit.
– Bah! bah! ça te viendra en mangeant, dit le Chourineur; et la cuisine est fameuse au Lapin-Blanc.
Les trois personnages, alors en parfaite intelligence, se dirigèrent vers la taverne.
Pendant la lutte du Chourineur et de l’inconnu, un charbonnier d’une taille colossale, embusqué dans une autre allée, avait observé avec anxiété les chances du combat, sans toutefois, ainsi qu’on l’a vu, prêter le moindre secours à l’un des deux adversaires.
Lorsque l’inconnu, le Chourineur et la Goualeuse se dirigèrent vers la taverne, le charbonnier les suivit.
Le bandit et la Goualeuse entrèrent les premiers dans le tapis-franc; l’inconnu les suivait, lorsque le charbonnier s’approcha et lui dit tout bas en anglais et d’un ton de respectueuse remontrance:
– Monseigneur, prenez bien garde!
L’inconnu haussa les épaules et rejoignit ses compagnons. Le charbonnier ne s’éloigna pas de la porte du cabaret; prêtant l’oreille avec attention, il regardait de temps à autre au travers d’un petit jour pratiqué dans l’épaisse couche de blanc d’Espagne dont les vitres de ces repaires sont toujours enduites intérieurement.
II L’ogresse
Le cabaret du Lapin-Blanc est situé vers le milieu de la rue aux Fèves. Cette taverne occupe le rez-de-chaussée d’une haute maison dont la façade se compose de deux fenêtres dites à guillotine.
Au-dessus de la porte d’une sombre allée voûtée se balance une lanterne oblongue dont la vitre fêlée porte ces mots écrits en lettres rouges: «Ici on loge à la nuit.»
Le Chourineur, l’inconnu et la Goualeuse entrèrent dans la taverne.
C’est une vaste salle basse, au plafond enfumé, rayé de solives noires, éclairée par la lumière rougeâtre d’un mauvais quinquet. Les murs, recrépis à la chaux, sont couverts çà et là de dessins grossiers ou de sentences en termes d’argot.
Le sol battu, salpêtré, est imprégné de boue: une brassée de paille est déposée, en guise de tapis, au pied du comptoir de l’ogresse, situé à droite de la porte et au-dessous du quinquet.
De chaque côté de cette salle, il y a six tables; d’un bout elles sont scellées au mur, ainsi que les bancs qui les accompagnent. Au fond une porte donne dans une cuisine; à droite, près du comptoir, existe une sortie sur l’allée qui conduit aux taudis où l’on couche à trois sous la nuit.
Maintenant quelques mots de l’ogresse et de ses hôtes.
L’ogresse s’appelle la mère Ponisse; sa triple profession consiste à loger, à tenir un cabaret, et à louer des vêtements aux misérables créatures qui pullulent dans ces rues immondes.
L’ogresse a quarante ans environ. Elle est grande, robuste, corpulente, haute en couleur et quelque peu barbue. Sa voix rauque, virile, ses gros bras, ses larges mains, annoncent une force peu commune; elle porte sur son bonnet un vieux foulard rouge et jaune; un châle de poil de lapin se croise sur sa poitrine et se noue derrière son dos; sa robe de laine verte laisse voir des sabots noirs souvent incendiés par sa chaufferette; enfin le teint de l’ogresse est cuivré, enflammé par l’abus des liqueurs fortes.
Le comptoir, plaqué de plomb, est garni de brocs cerclés de fer et de différentes mesures d’étain; sur une tablette attachée au mur, on voit plusieurs flacons de verre façonnés de manière à représenter la figure en pied de l’empereur.
Ces bouteilles renferment des breuvages frelatés de couleur rose et verte, connus sous le nom de parfait-amour et de consolation.
Enfin, un gros chat noir à prunelles jaunes, accroupi près de l’ogresse, semble le démon familier de ce lieu.