La suite de ce récit montrera quel ordre de faits ou d’idées excitait chez lui des passions si contraires.
Dans sa lutte avec le Chourineur, Rodolphe n’avait témoigné ni colère ni haine contre cet adversaire indigne de lui. Confiant dans sa force, dans son adresse, dans son agilité, il n’avait eu qu’un mépris railleur pour l’espèce de bête brute qu’il venait de terrasser.
Pour achever le portrait de Rodolphe, nous dirons que ses cheveux étaient châtain clair, de la même nuance que ses sourcils noblement arqués et que sa petite moustache fine et soyeuse; son menton un peu saillant était soigneusement rasé.
Du reste, les manières et le langage qu’il affectait avec une incroyable aisance donnaient à Rodolphe une complète ressemblance avec les hôtes de l’ogresse. Son cou svelte, aussi élégamment modelé que celui du Bacchus indien, était entouré d’une cravate noire nouée négligemment, et dont les bouts retombaient sur le collet de sa blouse bleue, d’une nuance blanchâtre annonçant la vétusté. Une double rangée de clous armait ses gros souliers. Enfin, sauf ses mains d’une distinction rare, rien ne le distinguait matériellement des hôtes du tapis-franc; tandis que son air de résolution, et, pour ainsi dire, d’audacieuse sérénité, mettait entre eux et lui une distance énorme.
En entrant dans le tapis-franc, le Chourineur, posant une de ses larges mains velues sur l’épaule de Rodolphe, s’écria:
– Salut au maître du Chourineur!… Oui, les amis, ce cadet-là vient de me rincer… Avis aux amateurs qui auraient l’idée de se faire casser les reins ou crever la sorbonne [22], en comptant le Maître d’école qui, cette fois-ci, trouvera son maître… J’en réponds et je le parie!
À ces mots, depuis l’ogresse jusqu’au dernier des habitués du tapis-franc, tous regardèrent le vainqueur du Chourineur avec un respect craintif.
Les uns reculèrent leurs verres et leurs brocs au bout de la table qu’ils occupaient, s’empressant de faire une place à Rodolphe, dans le cas où il aurait voulu se placer à côté d’eux; d’autres s’approchèrent du Chourineur pour lui demander à voix basse quelques détails sur cet inconnu qui débutait si victorieusement dans le monde.
L’ogresse, enfin, avait adressé à Rodolphe l’un de ses plus gracieux sourires. Chose inouïe, exorbitante, fabuleuse dans les fastes du Lapin-Blanc, elle s’était levée de son comptoir pour venir prendre les ordres de Rodolphe et savoir ce qu’il fallait servir à sa société, attention que l’ogresse n’avait jamais eue pour le fameux Maître d’école, terrible scélérat qui faisait trembler le Chourineur lui-même.
Un des deux hommes à figure sinistre que nous avons signalés (celui qui, très-pâle, cachait sa main gauche et rabattait toujours son bonnet grec sur son front) se pencha vers l’ogresse, qui essuyait soigneusement la table de Rodolphe, et lui dit d’une voix enrouée:
– Le Maître d’école n’est pas venu aujourd’hui?
– Non, dit la mère Ponisse.
– Et hier?
– Il est venu.
– Avec sa nouvelle largue [23]?
– Ah ça! est-ce que tu me prends pour un raille [24], avec des drogueries? Est-ce que tu crois que je vais manger mes pratiques sur l’orgue [25]? dit l’ogresse d’une voix brutale.
– J’ai rendez-vous ce soir avec le Maître d’école, répéta le brigand, nous avons des affaires ensemble.
– Ça doit être du propre, vos affaires, tas d’escarpes [26] que vous êtes!
– Escarpes! répéta le bandit d’un air irrité, c’est les escarpes qui te font vivre!
– Ah çà! vas-tu me donner la paix! s’écria l’ogresse d’un air menaçant, en levant sur le questionneur le broc qu’elle tenait à la main.
L’homme se remit à sa place en grommelant.
Fleur-de-Marie, entrant dans la taverne de l’ogresse sur les pas du Chourineur, avait échangé un signe de tête amical avec l’adolescent à figure flétrie.
Le Chourineur dit à ce dernier:
– Eh! Barbillon, tu pitanches donc toujours de l’eau d’aff [27]?
– Toujours! j’aime mieux faire la tortue et avoir des philosophes aux arpions que d’être sans eau d’aff dans l’avaloir et sans tréfoin dans ma chiffarde [28], dit le jeune homme d’une voix cassée, sans changer de position et en lançant d’énormes bouffées de tabac.
– Bonsoir, mère Ponisse, dit la Goualeuse.
– Bonsoir, Fleur-de-Marie, répondit l’ogresse en s’approchant de la jeune fille pour inspecter les vêtements qui couvraient la malheureuse et qu’elle lui avait loués.
Après cet examen, elle lui dit avec une sorte de satisfaction bourrue:
– C’est un plaisir de te louer des effets, à toi… tu es propre comme une petite chatte… aussi je n’aurais pas confié ce joli châle orange à des canailles comme la Tourneuse ou la Tête-de -Mort. Mais aussi c’est moi qui t’ai éduquée depuis ta sortie de prison… et il faut être juste, il n’y a pas un meilleur sujet que toi dans toute la Cité.
La Goualeuse baissa la tête et ne parut nullement fière des louanges de l’ogresse.
– Tiens! dit Rodolphe, vous avez du buis bénit sur votre coucou, la mère?
Et il montra du doigt le saint rameau placé derrière la vielle horloge.
– Eh bien, faut-il pas vivre comme des païens! répondit naïvement l’horrible femme.
Puis, s’adressant à Fleur-de-Marie, elle ajouta:
– Dis donc, la Goualeuse, est-ce que tu ne vas pas nous goualer une de tes goualantes [29]?
– Après souper, mère Ponisse, dit le Chourineur.
– Qu’est-ce que je vais vous servir, mon brave? dit l’ogresse à Rodolphe, dont elle voulait se faire bien venir et peut-être au besoin acheter le soutien.
– Demandez au Chourineur, la mère; il régale; moi, je paye.
– Eh bien! dit l’ogresse en se tournant vers le bandit, qu’est-ce que tu veux à souper, mauvais chien?
– Deux doubles cholettes de tortu à douze, un arlequin et trois croûtons de lartif bien tendre (deux litres de vin à douze sous, trois croûtons de pain très-tendre) et un arlequin [30], dit le Chourineur, après avoir un moment médité sur la composition de ce menu.