Il est inutile de peindre les transports et la joie du Chourineur.
Son caractère et ses instincts sont assez connus du lecteur pour que l’on comprenne qu’aucune proposition ne pouvait lui convenir davantage.
Le lendemain, en effet, le Chourineur partait pour Alger.
IV Recherches
La maison que possédait Rodolphe dans l’allée des Veuves n’était pas le lieu de sa résidence ordinaire. Il habitait un des plus grands hôtels du faubourg Saint-Germain, situé à l’extrémité de la rue Plumet.
Pour éviter les honneurs dus à son rang souverain, il avait gardé l’incognito depuis son arrivée à Paris, son chargé d’affaires près de la cour de France ayant annoncé que son maître rendrait les visites officielles indispensables sous les nom et titres de comte de Duren.
Grâce à cet usage, fréquent dans les cours du Nord, un prince voyage avec autant de liberté que d’agrément et échappe aux ennuis d’une représentation gênante.
Malgré son transparent incognito, Rodolphe tenait, ainsi qu’il convenait, un grand état de maison. Nous introduirons le lecteur dans l’hôtel de la rue Plumet, le lendemain du départ du Chourineur pour l’Algérie.
Dix heures du matin venaient de sonner.
Au milieu d’une grande pièce située au rez-de-chaussée, et précédant le cabinet de travail de Rodolphe, Murph, assis devant un bureau, cachetait plusieurs dépêches.
Un huissier vêtu de noir, portant au cou une chaîne d’argent, ouvrit les deux battants de la porte du salon d’attente et annonça:
– Son excellence le baron de Graün!
Murph, sans se déranger de son occupation, salua le baron d’un geste à la fois cordial et familier.
– Monsieur le chargé d’affaires…, dit-il en souriant, veuillez vous chauffer, je suis à vous dans l’instant.
– Sir Walter Murph, secrétaire intime de Son Altesse Sérénissime… j’attendrai vos ordres, répondit gaiement M. de Graün; et il fit en plaisantant un profond et respectueux salut au digne squire.
Le baron avait cinquante ans environ, des cheveux gris, rares, légèrement poudrés et crêpés. Son menton, un peu saillant, disparaissait à demi dans une haute cravate de mousseline très-empesée et d’une blancheur éblouissante. Sa physionomie était remplie de finesse, sa tournure de distinction, et sous les verres de ses besicles d’or brillait un regard aussi malin que pénétrant. Quoiqu’il fût dix heures du matin, M. de Graün portait un habit noir: l’étiquette le voulait ainsi; un ruban rayé de plusieurs couleurs tranchantes était noué à sa boutonnière. Il posa son chapeau sur un fauteuil et s’approcha de la cheminée pendant que Murph continuait son travail.
– Son Altesse a sans doute veillé une partie de la nuit, mon cher Murph, car votre correspondance me paraît considérable.
– Monseigneur s’est couché ce matin à six heures. Il a écrit entre autres une lettre de huit pages au grand maréchal, et il m’en a dicté une non moins longue pour le chef du conseil suprême.
– Attendrai-je le lever de Son Altesse pour lui faire part des renseignements que j’apporte?
– Non, mon cher baron… Monseigneur a ordonné qu’on ne l’éveillât pas avant deux ou trois heures de l’après-midi; il désire que vous fassiez partir ce matin ces dépêches par un courrier spécial, au lieu d’attendre à lundi. Vous me confierez les renseignements que vous avez recueillis, et j’en rendrai compte à monseigneur à son réveiclass="underline" tels sont ses ordres.
– À merveille! Son Altesse sera, je crois, satisfaite de ce que j’ai à lui apprendre. Mais, mon cher Murph, j’espère que l’envoi de ce courrier n’est pas d’un mauvais augure. Les dernières dépêches que j’ai eu l’honneur de transmettre, à Son Altesse…
– Annonçaient que tout allait au mieux là-bas; et c’est justement parce que monseigneur tient à exprimer le plus tôt possible son contentement au chef du conseil suprême et au grand maréchal, qu’il désire que vous expédiez ce courrier aujourd’hui même.
– Je reconnais là Son Altesse… S’il s’agissait d’une réprimande, elle ne se hâterait pas ainsi; du reste, il n’y a qu’une voix sur la ferme et habile administration de nos gouvernants par intérim. C’est tout simple, ajouta le baron en souriant; la montre était excellente et parfaitement réglée par notre maître, il ne s’agissait que de la monter ponctuellement pour que sa marche invariable et sûre continuât d’indiquer chaque jour l’emploi de chaque heure et de chacun. L’ordre dans le gouvernement produit toujours la confiance et la tranquillité chez le peuple; c’est ce qui m’explique les bonnes nouvelles que vous me donnez.
– Et ici, rien de nouveau, cher baron? Rien n’a été ébruité?… Nos mystérieuses aventures…
– Sont complètement ignorées. Depuis l’arrivée de monseigneur à Paris, on s’est habitué à ne le voir que très-rarement chez le peu de personnes qu’il s’était fait présenter; on croit qu’il aime beaucoup la retraite, qu’il fait de fréquentes excursions dans les environs de Paris. Son Altesse s’est sagement débarrassée pour quelque temps du chambellan et de l’aide de camp qu’elle avait amenés d’Allemagne.
– Et qui nous eussent été des témoins fort incommodes.
– Ainsi, à l’exception de la comtesse Sarah Mac-Gregor, de son frère Tom Seyton de Halsbury, et de Karl, leur âme damnée, personne n’est instruit des déguisements de Son Altesse; or, ni la comtesse, ni son frère, ni Karl n’ont d’intérêt à trahir ce secret.