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– Ah! mon cher baron, dit Murph, en souriant, quel malheur que cette maudite comtesse soit veuve maintenant!

– Ne s’était-elle pas mariée en 1827 ou en 1828?

– En 1827, peu de temps après la mort de cette malheureuse petite fille qui aurait maintenant seize ou dix-sept ans, et que monseigneur pleure encore chaque jour, sans en parler jamais.

– Regrets d’autant plus concevables que Son Altesse n’a pas eu d’enfant de son mariage.

– Aussi, tenez, mon cher baron, j’ai bien deviné qu’à part la pitié qu’inspire la pauvre Goualeuse, l’intérêt que monseigneur porte à cette malheureuse créature vient surtout de ce que la fille qu’il regrette si amèrement (tout en détestant la comtesse sa mère) aurait maintenant le même âge.

– Il est réellement fatal que cette Sarah, dont on devait se croire pour toujours délivré, se retrouve libre justement dix-huit mois après que Son Altesse a perdu le modèle des épouses après quelques années de mariage. La comtesse se croit, j’en suis certain, favorisée du sort par ce double veuvage.

– Et ses espérances insensées renaissent plus ardentes que jamais; pourtant elle sait que monseigneur a pour elle l’aversion la plus profonde, la plus méritée. N’a-t-elle pas été cause de… Ah! baron, dit Murph sans achever sa phrase, cette femme est funeste… Dieu veuille qu’elle ne nous amène pas d’autres malheurs!

– Que peut-on craindre d’elle, mon cher Murph? Autrefois elle a eu sur monseigneur l’influence que prend toujours une femme adroite et intrigante sur un jeune homme qui aime pour la première fois et qui se trouve surtout dans les circonstances que vous savez; mais cette influence a été détruite par la découverte des indignes manœuvres de cette créature, et surtout par le souvenir de l’événement épouvantable qu’elle a provoqué.

– Plus bas, mon cher de Graün, plus bas, dit Murph. Hélas! nous sommes dans ce mois sinistre, et nous approchons de cette date non moins sinistre, le 13 janvier; je crains toujours pour monseigneur ce terrible anniversaire.

– Pourtant, si une grande faute peut se faire pardonner par l’expiation, Son Altesse ne doit-elle pas être absoute?

– De grâce, mon cher de Graün, ne parlons pas de cela, j’en serais attristé pour toute la journée.

– Je vous dirais donc qu’à cette heure les visées de la comtesse Sarah sont absurdes, la mort de la pauvre petite fille dont vous parliez tout à l’heure a brisé le dernier lien qui pouvait encore attacher monseigneur à cette femme; elle est folle si elle persiste dans ses espérances.

– Oui! mais c’est une dangereuse folle. Son frère, vous le savez, partage ses ambitieuses et opiniâtres imaginations, quoique ce digne couple ait à cette heure autant de raisons de désespérer qu’il en avait d’espérer il y a dix-huit ans.

– Ah! que de malheurs a aussi causés dans ce temps-là l’infernal abbé Polidori par sa criminelle complaisance!

– À propos de ce misérable, on m’a dit qu’il était ici depuis un an ou deux, plongé sans doute dans une profonde misère, ou se livrant à quelque ténébreuse industrie.

– Quelle chute pour un homme de tant de savoir, de tant d’esprit, de tant d’intelligence!

– Mais aussi d’une si abominable perversité… Fasse le ciel qu’il ne rencontre pas la comtesse! L’union de ces deux mauvais esprits serait bien dangereuse.

– Encore une fois, mon cher Murph, l’intérêt même de la comtesse, si déraisonnable que soit son ambition, l’empêchera toujours de profiter du goût aventureux de monseigneur pour tenter quelque méchante action.

– Je l’espère comme vous; cependant le hasard a déjoué je ne sais quelle proposition, détestable sans doute, que cette femme voulait faire au Maître d’école, cet affreux scélérat qui, à cette heure, hors d’état de nuire à personne, vit ignoré, peut-être repentant, chez d’honnêtes paysans du village de Saint-Mandé. Hélas! j’en suis convaincu, c’était surtout pour me venger de cet assassin que monseigneur, en lui infligeant un châtiment terrible, risquait de se mettre dans une position très-grave.

– Grave! non, non, mon cher Murph; car enfin la question est celle-ci: un forçat évadé, un meurtrier reconnu, s’introduit chez vous et vous frappe d’un coup de poignard; vous pouvez le tuer par droit de légitime défense ou l’envoyer à l’échafaud; dans les deux cas ce scélérat est voué à la mort; maintenant, au lieu de le tuer ou de le jeter au bourreau, par un châtiment formidable mais mérité, vous mettez ce monstre hors d’état de nuire à la société. Qui vous accuserait? La justice se portera-t-elle partie civile contre vous en faveur d’un pareil bandit? Serez-vous condamnable pour avoir été moins loin que la loi ne vous permettait d’aller, pour avoir seulement privé de la vue celui que vous pouviez légalement tuer? Comment, pour défendre ma vie ou pour me venger d’un flagrant adultère, la société me reconnaît le droit de vie et de mort sur mon semblable, droit formidable, droit sans contrôle, sans appel, qui me constitue juge et bourreau, et je ne pourrais pas modifier à mon gré la peine capitale que j’aurais pu infliger impunément? Et surtout… surtout lorsqu’il s’agit du brigand dont nous parlons? Car, la question est là. Je laisse de côté notre position de prince souverain de la Confédération germanique. Je sais qu’en droit cela ne signifie rien; mais en fait il est des immunités forcées; d’ailleurs, supposez un tel procès soulevé contre monseigneur, que d’actions généreuses plaideraient pour lui! que d’aumônes, que de bienfaits alors révélés! Encore une fois, dans les conditions où elle se présente, supposez cette cause étrange appelée devant un tribunal, que pensez-vous qu’il arrive?

– Monseigneur me l’a toujours dit: il accepterait l’accusation et ne profiterait en rien des immunités que sa position lui pourrait assurer. Mais qui ébruiterait ce malheureux événement? Vous savez l’inébranlable discrétion de David et des quatre serviteurs hongrois de la maison de l’allée des Veuves. Le Chourineur, que monseigneur a comblé, n’a pas dit un mot de l’exécution du Maître d’école, de peur de se trouver compromis. Avant son départ pour Alger, il m’a juré de garder le silence à ce sujet. Quant au brigand lui-même, il sait qu’aller se plaindre c’est porter sa tête au bourreau.

– Enfin, monseigneur, ni vous, ni moi, ne parlerons, n’est-ce pas? Mon cher Murph, ce secret, pour être su de plusieurs personnes, n’en sera donc pas moins bien gardé. Au pis-aller, quelques contrariétés seules seraient à craindre; et encore de si nobles, de si grandes choses apparaîtraient au grand jour à propos de cette cause étrange, qu’une telle accusation, je le répète, serait un triomphe pour Son Altesse.

– Vous me rassurez complètement. Mais vous m’apportez, dites-vous, les renseignements obtenus à l’aide des lettres trouvées sur le Maître d’école et des déclarations faites par la Chouette pendant son séjour à l’hôpital, dont elle est sortie depuis quelques jours, bien guérie de sa fracture à la jambe.

– Voici ces renseignements, dit le baron en tirant un papier de sa poche. Ils sont relatifs aux recherches faites sur la naissance de la jeune fille appelée la Goualeuse, et sur le lieu de résidence actuelle de François Germain, fils du Maître d’école.

– Voulez-vous me lire ces notes, mon cher de Graün? Je connais les intentions de monseigneur, je verrai si ces informations suffisent. Vous êtes toujours satisfait de votre agent?