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– C’est un homme précieux, plein d’intelligence, d’adresse et de discrétion. Je suis même parfois obligé de modérer son zèle, car, vous le savez, Son Altesse se réserve certains éclaircissements.

– Et il ignore toujours la part que monseigneur a dans tout ceci?

– Absolument. Ma position diplomatique sert d’excellent prétexte aux investigations dont je me charge. M. Badinot (notre homme s’appelle ainsi) a beaucoup d’entregent et des relations patentes ou occultes dans presque toutes les classes de la société; jadis avoué, forcé de vendre sa charge pour de graves abus de confiance, il n’en a pas moins conservé des notions très-exactes sur la fortune et sur la position de ses anciens clients; il sait maint secret dont il se glorifie effrontément d’avoir trafiqué; deux ou trois fois enrichi et ruiné dans les affaires, trop connu pour tenter de nouvelles spéculations, réduit au jour le jour par une foule de moyens plus ou moins illicites, c’est une espèce de Figaro assez curieux à entendre. Tant que son intérêt le lui commande, il appartient corps et âme à qui le paye, il n’a pas d’intérêt à nous tromper; je le fais d’ailleurs surveiller à son insu; nous n’avons donc aucune raison de nous défier de lui.

– Les renseignements qu’il nous a déjà donnés étaient, du reste, fort exacts.

– Il a de la probité à sa manière, et je vous assure, mon cher Murph, que M. Badinot est le type très-original d’une de ces existences mystérieuses que l’on ne rencontre et qui ne sont possibles qu’à Paris. Il amuserait fort Son Altesse s’il n’était pas nécessaire qu’il n’eût aucun rapport avec elle.

– On pourrait augmenter la paye de M. Badinot; jugez-vous cette gratification nécessaire?

– Cinq cents francs par mois et les faux frais… montant à peu près à la même somme, me paraissent suffisants; il semble content: nous verrons plus tard.

– Et il n’a pas honte du métier qu’il fait?

– Lui? Il s’en honore beaucoup au contraire; il ne manque jamais, en m’apportant ses rapports, de prendre un certain air important… je n’ose dire diplomatique; car le drôle fait semblant de croire qu’il s’agit d’affaires d’État et de s’émerveiller des rapports occultes qui peuvent exister entre les intérêts les plus divers et les destinées des empires. Oui, il a l’impudence de me dire quelquefois: «Que de complications inconnues au vulgaire dans le gouvernement d’un État! Qui dirait pourtant que les notes que je vous remets, monsieur le baron, ont sans doute leur part d’action dans les affaires de l’Europe!»

– Allons, les coquins cherchent à faire illusion sur leur bassesse; c’est toujours flatteur pour les honnêtes gens. Mais ces notes, mon cher baron?

– Les voici presque entièrement rédigées d’après le rapport de M. Badinot.

– Je vous écoute.

M. de Graün lut ce qui suit:

NOTE RELATIVE À FLEUR-DE-MARIE

«Vers le commencement de l’année 1827, un homme appelé Pierre Tournemine, actuellement détenu au bagne de Rochefort pour crime de faux, a proposé à la femme Gervais, dite la Chouette, de se charger pour toujours d’une petite fille âgée de cinq ou six ans et de recevoir pour salaire la somme de mille francs une fois payée.»

– Hélas! mon cher baron, dit Murph en interrompant M. de Graün… 1827… c’est justement cette année-là que monseigneur a appris la mort de la malheureuse enfant qu’il regrette si douloureusement… Pour cette cause et pour bien d’autres, cette année a été funeste à notre maître.

– Les heureuses années sont rares, mon pauvre Murph. Mais je continue:

«Le marché conclu, l’enfant est resté avec cette femme pendant deux ans, au bout desquels, voulant échapper aux mauvais traitements dont elle l’accablait, la petite fille a disparu. La Chouette n’en avait pas entendu parler depuis plusieurs années, lorsqu’elle l’a revue pour la première fois dans un cabaret de la Cité, il y a environ six semaines. L’enfant, devenue jeune fille, portait alors le surnom de la Goualeuse.

«Peu de jours après cette rencontre, le nommé Tournemine, que le Maître d’école a connu au bagne de Rochefort, avait fait remettre à Bras-Rouge (correspondant mystérieux et habituel des forçats détenus au bagne ou libérés) une lettre détaillée concernant l’enfant autrefois confié à la femme Gervais, dite la Chouette.

«De cette lettre et des déclarations de la Chouette, il résulte qu’une Mme Séraphin, gouvernante d’un notaire nommé Jacques Ferrand, avait, en 1827, chargé Tournemine de lui trouver une femme qui, pour la somme de mille francs, consentît à se charger d’un enfant de cinq ou six ans, qu’on voulait abandonner, ainsi qu’il a été dit plus haut.

«La Chouette accepta cette proposition.

«Le but de Tournemine, en adressant ces renseignements à Bras-Rouge, était de mettre ce dernier à même de faire rançonner Mme Séraphin par un tiers, en la menaçant d’ébruiter cette aventure depuis longtemps oubliée. Tournemine affirmait que cette Mme Séraphin n’était que la mandataire de personnages inconnus.

«Bras-Rouge avait confié cette lettre à la Chouette, cette associée depuis quelque temps aux crimes du Maître d’école; ce qui explique comment ce renseignement se trouvait en possession du brigand, et comment, lors de sa rencontre avec la Goualeuse au cabaret du Lapin-Blanc, la Chouette, pour tourmenter Fleur-de-Marie, lui dit: «On a retrouvé tes parents, mais tu ne les connaîtras pas.»

«La question était de savoir si la lettre de Tournemine concernant l’enfant autrefois remis par lui à la Chouette contenait la vérité.

«On s’est informé de Mme Séraphin et du notaire Jacques Ferrand.

«Tous deux existent.

«Le notaire demeure rue du Sentier, n° 41; il passe pour austère et pieux, du moins il fréquente beaucoup les églises; il a dans la pratique des affaires une régularité excessive que l’on taxe de dureté; son étude est excellente; il vit avec une parcimonie qui approche de l’avarice; Mme Séraphin est toujours sa gouvernante.

«M. Jacques Ferrand, qui était fort pauvre, a acheté sa charge trois cent cinquante mille francs; ces fonds lui ont été fournis sous bonne garantie par M. Charles Robert, officier supérieur de l’état-major de la garde nationale de Paris, très-beau jeune homme, fort à la mode dans un certain monde. Il partage avec le notaire le produit de son étude, qui est estimé cinquante mille francs environ, et ne se mêle en rien des affaires du notariat, bien entendu. Quelques médisants affirment que, par suite d’heureuses spéculations ou de coups de Bourse tentés de concert avec M. Charles Robert, le notaire serait à cette heure en mesure de rembourser le prix de sa charge; mais la réputation de M. Jacques Ferrand est si bien établie que l’on s’accorde à regarder ces bruits comme d’horribles calomnies. Il paraît donc certain que Mme Séraphin, gouvernante de ce saint homme, pourra fournir de précieux éclaircissements sur la naissance de la Goualeuse.»

– À merveille! cher baron, dit Murph; il y a quelque apparence de réalité dans les déclarations de ce Tournemine. Peut-être trouverons-nous chez le notaire les moyens de découvrir les parents de cette malheureuse enfant. Maintenant avez-vous d’aussi bons renseignements sur le fils du Maître d’école?

– Peut-être moins précis… ils sont pourtant assez satisfaisants.

– Vraiment votre M. Badinot est un trésor.