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– Il faut en effet être doué d’une probité rare et d’un saint amour de ses semblables pour retourner auprès d’un maître, après un séjour de huit années à Paris… au milieu de la jeunesse la plus démocratique de l’Europe.

– Par ce trait… jugez de l’homme. Le voilà donc à la Floride, et, il faut le dire, traité par M. Willis avec considération et bonté, mangeant à sa table, logeant sous son toit; du reste, ce colon stupide, méchant, sensuel, despote, comme le sont quelques créoles, se crut très-généreux en donnant à David six cents francs de salaire. Au bout de quelques mois un typhus horrible se déclare sur l’habitation; M. Willis en est atteint, mais promptement guéri par les excellents soins de David. Sur trente nègres gravement malades, deux seulement périssent. M. Willis, enchanté des services de David, porte ses gages à mille deux cents francs; le médecin noir se trouvait le plus heureux du monde, ses frères le regardaient comme leur providence; il avait, très-difficilement il est vrai, obtenu du maître quelque amélioration à leur sort, il espérait mieux pour l’avenir, en attendant, il moralisait, il consolait ces pauvres gens, il les exhortait à la résignation; il leur parlait de Dieu, qui veille sur le nègre comme sur le Blanc; d’un autre monde, non plus peuplé de maîtres et d’esclaves, mais de justes et de méchants; d’une autre vie… éternelle celle-là, où les uns n’étaient plus le bétail, la chose des autres, mais où les victimes d’ici-bas étaient si heureuses qu’elles priaient dans le ciel pour leurs bourreaux… Que vous dirai-je? À ces malheureux qui, au contraire des autres hommes, comptent avec une joie amère les pas que chaque jour ils font vers la tombe… à ces malheureux qui n’espéraient que le néant, David fit espérer une liberté immortelle; leurs chaînes leur parurent alors moins lourdes, leurs travaux moins pénibles. David était leur idole. Une année environ se passa de la sorte. Parmi les plus jolies esclaves de cette habitation, on remarquait une métisse de quinze ans, nommée Cecily. M. Willis eut une fantaisie de sultan pour cette jeune fille; pour la première fois de sa vie peut-être il éprouva un refus, une résistance opiniâtre. Cecily aimait… elle aimait David, qui, pendant la dernière épidémie, l’avait soignée et sauvée avec un dévouement admirable; plus tard, l’amour, le plus chaste amour paya la dette de la reconnaissance. David avait des goûts trop délicats pour ébruiter son bonheur avant le jour où il pourrait épouser Cecily; il attendait qu’elle eût seize ans révolus. M. Willis, ignorant cette mutuelle affection, avait jeté superbement son mouchoir à la jolie métisse; celle-ci, tout éplorée, vint raconter à David les tentations brutales auxquelles elle avait à grand-peine échappé. Le Noir la rassure, et va sur-le-champ la demander en mariage à M. Willis.

– Diable! mon cher Murph, j’ai bien peur de deviner la réponse du sultan américain… Il refusa?

– Il refusa. Il avait, disait-il, du goût pour cette jeune fille; de sa vie il n’avait supporté les dédains d’une esclave: il voulait celle-là, il l’aurait. David choisirait une autre femme ou une autre maîtresse à son goût. Il y avait sur l’habitation dix capresses ou métisses aussi jolies que Cecily. David parla de son amour, que Cecily partageait depuis longtemps; le planteur haussa les épaules. David insista; ce fut en vain. Le créole eut l’imprudence de lui dire qu’il était d’un mauvais exemple de voir un maître céder à un esclave, et que, cet exemple, il ne le donnerait pas pour satisfaire à un caprice de David. Celui-ci supplia, le maître s’impatienta; David, rougissant de s’humilier davantage, parla d’un ton ferme des services qu’il rendait et de son désintéressement; car il se contentait du plus mince salaire. M. Willis, irrité, lui répondit avec mépris qu’il était mille fois trop bien traité pour un esclave. À ces mots, l’indignation de David éclata… Pour la première fois il parla en homme éclairé sur ses droits par un séjour de huit années en France. M. Willis, furieux, le traita d’esclave révolté, le menaça de la chaîne. David proféra quelques paroles amères et violentes… Deux heures après, attaché à un poteau, on le déchirait de coups de fouet, pendant qu’à sa vue on entraînait Cecily dans le sérail du planteur.

– La conduite de ce planteur était stupide et effroyable… C’est l’absurdité dans la cruauté… Il avait besoin de cet homme, après tout…

– Tellement besoin que, ce jour-là même, l’accès de fureur où il s’était mis, joint à l’ivresse où cette brute se plongeait chaque soir, lui donna une maladie inflammatoire des plus dangereuses, et dont les symptômes se déclarèrent avec la rapidité particulière à ces affections: le planteur se met au lit avec une fièvre horrible… Il envoie un exprès chercher un médecin; mais le médecin ne peut arriver à l’habitation avant trente-six heures…

– Vraiment cette péripétie semble providentielle… La fatale position de cet homme était méritée…

– Le mal faisait d’effrayants progrès… David seul pouvait sauver le colon; mais Willis, méfiant comme tous les scélérats, ne doutait pas que le Noir, pour se venger, ne l’empoisonnât dans une potion… car, après l’avoir battu de verges, on avait jeté David au cachot… Enfin, épouvanté de la marche de la maladie, brisé par la souffrance, pensant que, mourir pour mourir, il avait au moins une chance dans la générosité de son esclave, après de terribles hésitations Willis fit déchaîner David.

– Et David sauva le planteur!

– Pendant cinq jours et cinq nuits il le veilla comme il aurait veillé son père, combattant la maladie pas à pas avec un savoir, une habileté admirables; il finit par en triompher, à la profonde surprise du médecin qu’on avait fait appeler, et qui n’arriva que le second jour.

– Et une fois rendu à la santé… le colon?

– Ne voulant pas rougir devant son esclave qui l’écraserait à chaque instant de toute la hauteur de son admirable générosité, le colon, à l’aide d’un sacrifice énorme, parvint à attacher à son habitation le médecin qu’on avait été quérir, et David fut remis au cachot.

– Cela est horrible, mais cela ne m’étonne pas: David eût été pour cet homme un remords vivant.

– Cette conduite barbare n’était pas d’ailleurs seulement dictée par la vengeance et par la jalousie. Les Noirs de M. Willis aimaient David avec toute l’ardeur de la reconnaissance: il était pour eux le sauveur du corps et de l’âme. Ils savaient les soins qu’il avait prodigués au colon lors de la maladie de ce dernier… Aussi, sortant par miracle de l’abrutissante apathie où l’esclavage plonge ordinairement la créature, ces malheureux témoignèrent vivement leur indignation, ou plutôt de leur douleur, lorsqu’ils virent David déchiré à coups de fouet. M. Willis, exaspéré, crut découvrir dans cette manifestation le germe d’une révolte… Songeant à l’influence que David avait acquise sur les esclaves, il le crut capable de se mettre plus tard à la tête d’un soulèvement et de se venger alors de l’exécrable ingratitude de son maître… Cette crainte absurde fut un nouveau motif pour le colon d’accabler David de mauvais traitements et de le mettre hors d’état d’accomplir les sinistres desseins dont il le soupçonnait.

– À ce point de vue d’une terreur farouche… cette conduite semble moins stupide, quoique tout aussi féroce.

– Peu de temps après ces événements, nous arrivons en Amérique. Monseigneur avait affrété un brick danois à Saint-Thomas; nous visitions incognito toutes les habitations du littoral américain que nous côtoyions. Nous fûmes magnifiquement reçus par M. Willis. Le lendemain de notre arrivée, le soir, après boire, autant par excitation du vin que par forfanterie cynique, M. Willis nous raconta, avec d’horribles plaisanteries, l’histoire de David et de Cecily; car j’oubliais de vous dire qu’on avait fait aussi jeter cette malheureuse au cachot, pour la punir de ses premiers dédains. À cet affreux récit, Son Altesse crut que Willis se vantait ou qu’il était ivre… Cet homme était ivre, mais il ne se vantait pas. Pour dissiper son incrédulité, le colon se leva de table en commandant à un esclave de prendre une lanterne et de nous conduire au cachot de David.