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– Trois sous, répondit Rodolphe en souriant du singulier mode de remboursement adopté par Mme Pipelet.

– Comment! Trois sous?… C’est six sous, il y a deux lettres.

– Je pourrais abuser de votre confiance en vous faisant retenir sur ma monnaie six sous au lieu de trois; mais j’en suis incapable, madame Pipelet… Une des deux lettres, qui vous est adressée, est affranchie. Et, sans être indiscret, je vous ferai observer que vous avez là un correspondant dont les billets doux sentent furieusement bon.

– Voyons donc, dit la portière en prenant la lettre satinée. C’est, ma foi, vrai… ça a l’air d’un billet doux! Dites donc, monsieur, un billet doux! Ah! bien! par exemple… Quel est donc le polisson qui oserait?…

– Et si Alfred s’était trouvé là, madame Pipelet?

– Ne dites pas ça, ou je m’évanouis dans vos bras!

– Je ne le dis plus, madame Pipelet!

– Mais que je suis bête!… M’y voilà, dit la portière en haussant les épaules, je sais… je sais… c’est du commandant… Ah! quelle souleur [86] j’ai eue! Mais ça n’empêche pas de compter: voyons, c’est trois sous pour l’autre lettre, n’est-ce pas? Ainsi nous disions, quinze sous de cassis et trois sous de port de lettre que je retiens, ça fait dix-huit; dix-huit et deux que voilà font vingt, et quatre francs font cent sous; les bons comptes font les bons amis.

– Et voilà vingt sous pour vous, madame Pipelet; vous avez une si miraculeuse manière de rembourser les avances qu’on a faites pour vous, que je tiens à l’encourager.

– Vingt sous! Vous me donnez vingt sous!… Et pourquoi donc ça? s’écria Mme Pipelet d’un air à la fois alarmé et étonné de cette générosité fabuleuse.

– Ce sera un à-compte sur le denier à Dieu, si je prends la chambre.

– Comme ça, j’accepte; mais j’en préviendrai Alfred.

– Certainement; mais voici l’autre lettre: elle est adressée à M. César Bradamanti.

– Ah! oui… Le dentiste du troisième… Je vas la mettre dans la botte aux lettres.

Rodolphe crut avoir mal entendu, mais il vit Mme Pipelet jeter gravement la lettre dans une vieille botte à revers accrochée au mur. Rodolphe la regardait avec surprise.

– Comment? lui dit-il, vous mettez cette lettre…

– Eh bien! monsieur, je la mets dans la botte aux lettres… Comme ça, rien ne s’égare; quand les locataires rentrent, Alfred ou moi nous secouons la botte, on fait le triage, et chacun a son poulet.

– Votre maison est si parfaitement ordonnée, que cela me donne de plus en plus l’envie d’y demeurer; cette botte aux lettres surtout me ravit.

– Mon Dieu, c’est bien simple, reprit modestement Mme Pipelet: Alfred avait cette vieille botte dépareillée; autant l’utiliser au service des locataires.

Ce disant, la portière avait décacheté la lettre qui lui était adressée, elle la tournait en tout sens; après quelques moments d’embarras, elle dit à Rodolphe:

– C’est toujours Alfred qui est chargé de lire, parce que je ne le sais pas. Est-ce que vous voudriez bien, monsieur… être pour moi comme est Alfred?

– Pour lire cette lettre, volontiers, dit Rodolphe, très-curieux de connaître le correspondant de Mme Pipelet.

Il lut ce qui suit sur un papier satiné, dans l’angle duquel on retrouvait le casque, les lettres C. R., le support héraldique et la croix d’honneur.

«Demain vendredi, à onze heures, on fera grand feu dans les deux pièces, et on nettoiera bien les glaces et on ôtera les housses partout, en prenant bien garde d’écailler la dorure des meubles en époussetant.

«Si par hasard je n’étais pas arrivé lorsqu’une dame viendra en fiacre, sur les une heure, me demander sous le nom de M. Charles, on la fera monter à l’appartement, dont on descendra la clef, qu’on me remettra lorsque j’arriverai moi-même.»

Malgré la rédaction peu académique de ce billet, Rodolphe comprit parfaitement ce dont il s’agissait et dit à la portière:

– Qui habite donc le premier étage?

La vieille approcha son doigt jaune et ridé de sa lèvre pendante et répondit avec un malicieux ricanement.

– Motus… c’est des intrigues de femme.

– Je vous demande cela, ma chère madame Pipelet… parce qu’avant de loger dans une maison… on désire savoir…

– C’est tout simple… dis-moi qui tu plantes… je te dirai qui tu plais, n’est-ce pas?

– J’allais vous le dire.

– Du reste, je peux bien vous communiquer ce que je sais là-dessus, ça ne sera pas long… Il y a environ six semaines, un tapissier est venu ici, a examiné le premier, qui était à louer, a demandé le prix, et le lendemain il est revenu avec un beau jeune homme blond, petites moustaches, croix d’honneur, beau linge. Le tapissier l’appelait… commandant.

– C’est donc un militaire?

– Militaire! reprit Mme Pipelet en haussant les épaules, allons donc! c’est comme si Alfred s’intitulait concierge.

– Comment?

– Il est tout bonnement de la garde nationale, dans l’état-major; le tapissier l’appelait commandant pour le flatter… de même que ça flatte Alfred quand on l’appelle concierge. Enfin, quand le commandant (nous ne le connaissons que sous ce nom-là) a eu tout vu, il a dit au tapissier: «C’est bon, ça me convient, arrangez ça, voyez le propriétaire. – Oui, commandant, qu’a dit l’autre…» – Et le lendemain le tapissier a signé le bail en son nom, à lui, tapissier, avec M. Bras-Rouge, lui a payé six mois d’avance, parce qu’il paraît que le jeune homme ne veut pas être connu. Tout de suite après, les ouvriers sont venus tout démolir au premier; ils ont apporté des essophas, des rideaux en soie, des glaces dorées, des meubles superbes; aussi c’est beau comme dans un café des boulevards! Sans compter des tapis partout, et si épais et si doux qu’on dirait qu’on marche sur des bêtes… Quand ç’a été fini, le commandant est revenu pour voir tout ça; il a dit à Alfred: «Pouvez-vous vous charger d’entretenir cet appartement, où je ne viendrai pas souvent, d’y faire du feu de temps en temps, et de tout préparer pour me recevoir quand je vous l’écrirai par la petite poste? – Oui, commandant, lui dit ce flatteur d’Alfred. – Et combien me prendrez-vous pour ça? – Vingt francs par moi, commandant. – Vingt francs! Allons donc! vous plaisantez, portier.» – Et voilà ce beau fils à marchander comme un ladre, à carotter le pauvre monde. Voyez donc, pour une ou deux malheureuses pièces de cent sous, quand il a fait des dépenses abominables pour un appartement qu’il n’habite pas! Enfin, à force de batailler, nous avons obtenu douze francs. Douze francs! Dites donc, si ça ne fait pas suer!… Commandant de deux liards, va! Quelle différence avec vous, monsieur! ajouta la portière en s’adressant à Rodolphe d’un air agréable, vous ne vous faites pas appeler commandant, vous n’avez l’air de rien du tout, et vous êtes convenu avec moi de six francs du premier mot.

– Et depuis, ce jeune homme est-il revenu?

– Vous allez voir, c’est ça qui est le plus drôle; il paraît qu’on le fait joliment droguer, le commandant. Il a déjà écrit trois fois, comme aujourd’hui, d’allumer le feu, d’arranger tout, qu’il viendrait une dame. Ah! bien oui! Va-t’en voir s’ils viennent!