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– Personne n’a paru?

– Écoutez donc. La première des trois fois, le commandant est arrivé tout flambant, chantonnant entre ses dents et faisant le gros dos; il a attendu deux bonnes heures… personne; quand il a repassé devant la loge, nous le guettions, nous deux Pipelet, pour voir sa mine et le vexer en lui parlant. «Commandant, il n’est pas venu du tout, du tout de petite dame vous demander, que je lui dis. – C’est bon, c’est bon!» qu’il me répond, l’air tout honteux et tout furieux, et il part dare-dare, en se rongeant les ongles de colère. La seconde fois, avant qu’il n’arrive, un commissionnaire apporte une petite lettre adressée à M. Charles; je me doute bien que c’est encore flambé pour cette fois-là; nous en faisions des gorges chaudes avec Pipelet, quand le commandant arrive: «Commandant, que je dis en mettant le revers de ma main gauche à ma perruque, comme une vraie troupière, voilà une lettre; il paraît qu’il y a encore une contremarche aujourd’hui!» Il me regarde, fier comme Artaban, ouvre la lettre, la lit, devient rouge comme une écrevisse; puis il nous dit, en faisant semblant de ne pas être contrarié: «Je savais bien qu’on ne viendrait pas; je suis venu pour vous recommander de tout bien surveiller.» C’était pas vrai; c’était pour nous cacher qu’on le faisait aller qu’il nous disait cela; et là-dessus il s’en va en tortillant et en chantant du bout des dents; mais il était joliment vexé, allez… C’est bien fait, c’est bien fait, commandant de deux liards! Ça t’apprendra à ne donner que douze francs par mois pour ton ménage.

– Et la troisième fois?

– Ah! la troisième fois j’ai bien cru que c’était pour de bon. Le commandant arrive sur son trente-six; les yeux lui sortaient de la tête, tant il paraissait content et sûr de son affaire. Bien beau jeune homme tout de même… et bien mis, et flairant comme une civette… Il ne posait pas à terre, tant il était gonflé… Il prend la clef et nous dit, en montant chez lui, d’un air goguenard et rengorgé, comme pour se revenger des autres fois: «Vous préviendrez cette dame que la porte est tout contre…» Bon! nous deux Pipelet, nous étions si curieux de voir la petite dame, quoique nous n’y comptions pas beaucoup, que nous sortons de notre loge pour nous mettre à l’affût sur le pas de la porte de l’allée. Cette fois-là, un petit fiacre bleu, à stores baissés, s’arrête devant chez nous. «Bon! c’est elle, que je dis à Alfred… Retirons-nous un peu pour ne pas l’effaroucher.» Le cocher ouvre la portière. Alors nous voyons une petite dame avec un manchon sur les genoux et un voile noir qui lui cachait la figure, sans compter son mouchoir qu’elle tenait sur sa bouche, car elle avait l’air de pleurer; mais voilà-t-il pas qu’une fois le marchepied baissé, au lieu de descendre, la dame dit quelques mots au cocher, qui, tout étonné, referme la portière.

– Cette femme n’est pas descendue?

– Non, monsieur; elle s’est rejetée dans le fond de la voiture en mettant ses mains sur ses yeux. Moi je me précipite, et, avant que le cocher ait remonté sur son siège, je lui dis: «Eh bien mon brave, vous vous en retournez donc? – Oui, qu’il me dit. – Et où ça? que je lui demande. – D’où je viens. – Et d’où venez-vous? – De la rue Saint-Dominique, au coin de la rue Belle-Chasse.»

À ces mots, Rodolphe tressaillit.

Le marquis d’Harville, un de ses meilleurs amis, qu’une vive mélancolie accablait depuis quelques temps, ainsi que nous l’avons dit, demeurait rue Saint-Dominique, au coin de la rue Belle-Chasse.

Était-ce la marquise d’Harville qui courait ainsi à sa perte? Son mari avait-il des soupçons sur son inconduite? son inconduite… seule cause peut-être du chagrin dont il semblait dévoré.

Ces doutes se pressaient en foule à la pensée de Rodolphe. Cependant il connaissait la société intime de la marquise, et il ne se rappelait pas y avoir jamais vu quelqu’un qui ressemblât au commandant. La jeune femme dont il s’agissait pouvait, après tout, avoir pris un fiacre en cet endroit sans demeurer dans cette rue, rien ne prouvait à Rodolphe que ce fût la marquise. Néanmoins il conserva de vagues et pénibles soupçons.

Son air inquiet et absorbé n’avait pas échappé à la portière.

– Eh bien! monsieur, à quoi pensez-vous donc? lui dit-elle.

– Je cherche pour quelle raison cette femme qui était venue jusqu’à cette porte… a changé tout à coup d’avis…

– Que voulez-vous, monsieur, une idée, une frayeur, une superstition. Nous autres, pauvres femmes, nous sommes si faibles, si poltronnes, dit l’horrible portière d’un air timide et effarouché. Il me semble que si j’avais été comme ça en catimini faire des traits à Alfred, j’aurais été obligée de reprendre mon élan je ne sais pas combien de fois. Mais jamais, au grand jamais! Pauvre chéri! Il n’y a pas un habitant de la terre qui puisse se vanter…

– Je vous crois, madame Pipelet… Mais cette jeune femme…

– Je ne sais pas si elle était jeune; on ne voyait pas le bout de son nez. Toujours est-il qu’elle repart comme elle était venue, sans tambour ni trompette. On nous aurait donné dix francs à nous deux Alfred, que nous n’aurions pas été plus contents.

– Pourquoi cela?

– En songeant à la mine qu’allait faire le commandant, il devait y avoir de quoi crever de rire, bien sûr. D’abord, au lieu d’aller lui dire tout de suite que la dame était repartie, nous le laissons droguer et marronner une bonne heure. Alors je monte: je n’avais que mes chaussons de lisière à mes pauvres pieds; j’arrive à la porte qui était tout contre. Je la pousse, elle crie; l’escalier est noir comme un four, l’entrée de l’appartement aussi. Voilà qu’au moment où j’entre, le commandant me prend dans ses bras en me disant d’un ton câlin: «Mon Dieu, mon ange, comme tu viens tard!…»

Malgré la gravité des pensées qui le dominaient, Rodolphe ne put s’empêcher de rire, surtout en voyant la grotesque perruque et l’abominable figure ridée, bourgeonnée, de l’héroïne de ce quiproquo ridicule.

Mme Pipelet reprit, avec une hilarité grimaçante qui la rendait plus hideuse encore:

– Eh, eh, eh! en voilà une bonne! Mais vous allez voir. Moi je ne réponds rien, je retiens mon haleine, je m’abandonne au commandant; mais tout à coup le voilà qui s’écrie, en me repoussant, le grossier, d’un air aussi dégoûté que s’il avait touché une araignée: «Mais qui diable est donc là? – C’est moi, commandant, Mme Pipelet, la portière, c’est pour cela que vous devriez bien taire vos mains, ne pas me prendre la taille, ni m’appeler votre ange, ni me dire que je viens trop tard. Si Alfred avait été là pourtant? – Que voulez-vous? me dit-il furieux. – Commandant, la petite dame vient de venir en fiacre. – Eh bien! faites-la donc monter; vous êtes stupide; ne vous ai-je pas dit de la faire monter?» – Je le laisse aller, je le laisse aller. «Oui, commandant, c’est vrai, vous m’avez dit de la faire monter. – Eh bien? – C’est que la petite dame… – Mais parlez donc! – C’est que la petite dame est repartie. – Allons, vous aurez dit ou fait quelque bêtise! s’écria-t-il encore plus furieux. – Non, commandant, la petite dame n’a pas descendu du fiacre: quand le cocher a ouvert la portière, elle lui a dit de la remmener d’où elle était venue. – La voiture ne doit pas être loin! s’écrie le commandant en se précipitant vers la porte. – Ah bien! oui! il y a plus d’une heure qu’elle est partie, que je lui réponds. – Une heure! une heure! Et pourquoi avez-vous autant tardé à me prévenir? s’écrie-t-il avec un redoublement de colère. – Dame… parce que nous craignions que ça vous contrarie trop de n’avoir pas encore fait vos frais cette fois-ci.» – Attrape! que je me dis, mirliflor, ça t’apprendra à avoir eu mal au cœur quand tu m’as touchée. «Sortez d’ici, vous ne faites et ne dites que des sottises!» s’écrie-t-il avec rage, en défaisant sa robe de chambre à la tartare et en jetant par terre son bonnet grec de velours brodé d’or… Beau bonnet tout de même… Et la robe de chambre donc! ça crevait les yeux; le commandant avait l’air d’un ver luisant…