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Rodolphe connaissait cependant Mme d’Harville pour une femme de cœur, d’esprit et de goût, d’un caractère plein d’élévation; jamais le moindre propos n’avait effleuré sa réputation. Où avait-elle connu cet homme? Rodolphe la voyait assez fréquemment, et il ne se souvenait pas d’avoir rencontré personne à l’hôtel d’Harville qui lui rappelât le commandant. Après de mûres réflexions, il finit presque par se persuader qu’il ne s’agissait pas de la marquise.

Mme Pipelet, ayant accompli ses devoirs culinaires, reprit son entretien avec Rodolphe.

– Qui habite le second? demanda-t-il à la portière.

– C’est la mère Burette, une fière femme pour les cartes. Elle lit dans votre main comme dans un livre. Il y a des personnes très-comme il faut qui viennent chez elle pour se faire dire la bonne aventure… et elle gagne plus d’argent qu’elle n’est grosse. Et pourtant ce n’est qu’un de ses métiers, d’être devineresse.

– Que fait-elle donc encore?

– Elle tient comme qui dirait un petit mont [87] bourgeois.

– Comment!

– Je vous dis ça parce que vous êtes jeune homme, et que ça ne peut que vous fortifier dans l’idée de devenir notre locataire.

– Pourquoi donc?

– Une supposition: nous voilà bientôt dans les jours gras, la saison où poussent les pierrettes et les débardeurs, les turcs et les sauvages; dans cette saison-là les plus calés sont quelquefois gênés… Eh bien! c’est toujours commode d’avoir une ressource dans sa maison, au lieu d’être obligé de courir chez ma tante, où c’est bien plus humiliant, car on y va au vu et au su de tout le gouvernement.

– Chez votre tante? Elle prête donc sur gages?

– Comment, vous ne savez pas?… Allez donc, allez donc, farceur… Vous faites l’innocent à votre âge!

– Je fais l’innocent! En quoi, madame Pipelet?

– En me demandant si c’est ma tante qui prête sur gages.

– Parce que…

– Parce que tous les jeunes gens en âge de raison savent qu’aller mettre quelque chose au mont de piété ça se dit aller chez ma tante.

– Ah! je comprends… la locataire du second prête aussi sur gages?

– Allons donc, monsieur le sournois, certainement qu’elle prête sur gages, et moins cher qu’au grand mont… Et puis, c’est pas embrouillé du tout; on n’est pas embarrassé d’un tas de paperasses, de reconnaissances, de chiffres… du tout, du tout. Une supposition: on apporte à la mère Burette une chemise qui vaut trois francs: elle vous prête dix sous, au bout de huit jours vous lui en rapportez vingt, sinon elle garde la chemise. Comme c’est simple, hein? Toujours des comptes ronds! Un enfant comprendrait ça.

– C’est fort clair, en effet; mais je croyais qu’il était défendu de prêter ainsi sur gages.

– Ah! ah! ah! s’écria Mme Pipelet en riant aux éclats, vous sortez donc de votre village, jeune homme?… Pardon, je vous parle comme si je serais votre mère et que vous seriez mon enfant.

– Vous êtes bien bonne.

– Sans doute que c’est défendu de prêter sur gages; mais, si on ne faisait que ce qui est permis, dites donc, on resterait joliment souvent les bras croisés. La mère Burette n’écrit pas, ne donne pas de reçu, il n’y a pas de preuves contre elle, elle se moque de la police. C’est joliment drôle, allez, les bazards qu’on voit porter chez elle. Vous ne croiriez pas sur quoi elle prête quelquefois? Je l’ai vue prêter sur un perroquet gris qui jurait bien comme un possédé, le gredin.

– Sur un perroquet? Mais quelle valeur?…

– Attendez donc… il était connu: c’était le perroquet de la veuve d’un facteur qui demeure ici près, rue Sainte-Avoye, Mme d’Herbelot; on savait qu’elle tenait autant à son perroquet qu’à sa peau; la mère Burette lui a dit: «Je vous prête dix francs sur votre bête; mais si dans huit jours, à midi, je n’ai pas mes vingt francs…»

– Ses dix francs.

– Avec les intérêts ça faisait juste vingt francs; toujours des comptes ronds. «Si je n’ai pas mes vingt francs et les frais de nourriture, je donne à Jacquot une petite salade de persil, assaisonnée de l’arsenic.» Elle connaissait bien sa pratique, allez. Avec cette peur-là, la mère Burette a eu ses vingt francs au bout de sept jours, et Mme d’Herbelot a remporté sa vilaine bête, qui perforait toute la journée des F., des S. et des B., que ça en faisait rougir Alfred, qui est très-bégueule. C’est tout simple, son père était curé… dans la Révolution, vous savez… il y a des curés qui ont épousé des religieuses.

– Et la mère Burette n’a pas d’autre métier, je suppose?

– Elle n’en a pas d’autre, si vous voulez. Pourtant, je ne sais pas trop ce que c’est qu’une espèce de manigance qu’elle tripote quelquefois dans une petite chambre où personne n’entre, excepté M. Bras-Rouge et une vieille borgnesse qu’on appelle la Chouette.

Rodolphe regarda la portière avec étonnement.

Celle-ci, en interprétant la surprise de son futur locataire, lui dit:

– C’est un drôle de nom, n’est-ce pas, la Chouette?

– Oui… et cette femme vient souvent ici?

– Elle n’avait pas paru depuis six semaines; mais avant-hier nous l’avons vue; elle boitait un peu.

– Et que vient-elle faire chez cette diseuse de bonne aventure?

– Voilà ce que je ne sais pas; du moins, quant à la manigance de la petite chambre dont je vous parle, où la Chouette entre seule avec M. Bras-Rouge et la mère Burette, j’ai seulement remarqué que ces jours-là la borgnesse apporte toujours un paquet dans son cabas, et M. Bras-Rouge un paquet sous son manteau, et qu’ils ne remportent jamais rien.

– Et ces paquets, que contiennent-ils?

– Je n’en sais rien de rien, sinon qu’ils font avec ça une ratatouille du diable; car on sent comme une odeur de soufre, de charbon et d’étain fondu en passant sur l’escalier; et puis on les entend souffler, souffler, souffler… comme des forgerons. Bien sûr que la mère Burette manigance par rapport à la bonne aventure ou à la magie… du moins c’est ce que m’a dit M. César Bradamanti, le locataire du troisième. Voilà un particulier que ce M. César! Quand je dis un particulier, c’est un Italien, quoiqu’il parle français aussi bien que vous et moi, sauf qu’il a beaucoup d’accent; mais c’est égal, voilà un savant! Et qui connaît les simples, et qui vous arrache les dents, pas pour de l’argent, mais pour l’honneur. Oui, monsieur, pour le pur honneur. Vous auriez six mauvaises dents, et il le dit lui-même à qui veut l’entendre, il vous arracherait les cinq premières pour rien, il ne vous ferait jamais payer que la sixième. Ça n’est pas sa faute si vous n’avez que la sixième.

– C’est généreux!

– Il vend par là-dessus une eau très-bonne qui empêche les cheveux de tomber, guérit les maux d’yeux, les cors aux pieds, les faiblesses d’estomac, et détruit les rats sans arsenic.