– Et votre famille? dit la Goualeuse.
– Le choléra l’a mangée, reprit Rodolphe.
– Qu’est-ce qu’ils étaient, vos parents? demanda la Goualeuse.
– Fripiers sous les piliers des Halles, négociants en vieux chiffons.
– Et combien que vous avez vendu leur fonds? dit le Chourineur.
– J’étais trop jeune, c’est mon tuteur, qui l’a vendu; quand j’ai été major, je lui ai redû trente francs… Voilà mon héritage.
– Et votre maître fabricant, à cette heure? demanda le Chourineur.
– Mon singe [31]? Il s’appelle M. Borel, rue des Bourdonnais, bête… mais brutaclass="underline" … voleur… mais avare; il aime autant se faire crever un œil que faire la paye aux ouvriers. Voilà son signalement; s’il s’égare, laissez-le se perdre, ne le ramenez pas à sa fabrique. J’ai été apprenti chez lui depuis l’âge de quinze ans, j’ai eu un bon numéro à la conscription; je demeure rue de la Juiverie, au quatrième sur le devant; je m’appelle Rodolphe Durand… Voilà mon histoire.
– Maintenant, à ton tour, la Goualeuse, dit le Chourineur; je garde mon histoire pour la bonne bouche.
III Histoire de la Goualeuse
– Commençons d’abord par le commencement, dit le Chourineur.
– Oui… tes parents? reprit Rodolphe.
– Je ne les connais pas, dit Fleur-de-Marie.
– Ah! bah! fit le Chourineur.
– Ni vus, ni connus; née sous un chou, comme on dit aux enfants.
– Tiens, c’est drôle, la Goualeuse!… nous sommes de la même famille…
– Toi aussi, Chourineur?
– Orphelin du pavé de Paris, tout comme toi, ma fille.
– Et qu’est-ce qui t’a élevée, la Goualeuse? demanda Rodolphe.
– Je ne sais pas… Du plus loin qu’il m’en souvient, je crois, sept à huit ans, j’étais avec une vieille borgnesse qu’on appelait la Chouette… parce qu’elle avait un nez crochu, un œil vert tout rond, et qu’elle ressemblait à une chouette qui aurait un œil crevé.
– Ah!… ah!… Ah!… Je la vois d’ici, la Chouette! s’écria le Chourineur en riant.
– La borgnesse, reprit Fleur-de-Marie, me faisait vendre, le soir, du sucre d’orge sur le Pont-Neuf; manière de demander l’aumône… Quand je n’apportais pas au moins dix sous en rentrant, la Chouette me battait au lieu de me donner à souper.
– Je comprends, ma fille, dit le Chourineur, un coup de pied en guise de pain, avec des calottes pour mettre dessus.
– Oh! mon Dieu, oui…
– Et tu es sûre que cette femme n’était pas ta mère? demanda Rodolphe.
– J’en suis sûre, la Chouette me l’a assez reproché, d’être sans père et mère; elle me disait toujours qu’elle m’avait ramassée dans la rue.
– Ainsi, reprit le Chourineur, tu avais une danse pour fricot, quand tu ne faisais pas une recette de dix sous?
– Un verre d’eau par là-dessus, et j’allais grelotter toute la nuit dans une paillasse étendue par terre et où la borgnesse avait fait un trou pour me fourrer… Tenez, on croit comme ça que la paille est chaude; eh bien on se trompe.
– La plume de Beauce [32]! s’écria le Chourineur, tu as raison, ma fille, c’est une vraie gelée; le fumier vaudrait cent fois mieux! Mais on fait sa tête, on dit: C’est canaille… ç’a été porté!
Cette plaisanterie fit sourire Fleur-de-Marie qui continua:
– Le lendemain matin la borgnesse me donnait la même ration pour déjeuner que pour souper, et je m’en allais à Montfaucon chercher des vers de terre pour amorcer le poisson; car dans le jour la Chouette tenait sa boutique de lignes à pêcher sous le pont Notre-Dame… Pour un enfant de sept ans qui meurt de faim et de froid, il y a loin, allez… de la rue de la Mortellerie à Montfaucon.
– L’exercice t’a fait pousser droite comme un jonc, ma fille; faut pas te plaindre de ça, dit le Chourineur battant le briquet pour allumer sa pipe.
– Enfin, je revenais éreintée avec un plein panier de vers. Alors, sur le midi, la Chouette me donnait un bon morceau de pain, et je ne laissais pas la mie, je t’en réponds.
– De ne pas manger, ça t’a rendu la taille fine comme une guêpe, ma fille: faut pas te plaindre de ça, dit le Chourineur en aspirant bruyamment quelques bouffées de tabac. Mais qu’est-ce que vous avez donc, camarade? Non, je veux dire maître Rodolphe? Vous avez l’air tout chose… Est-ce parce que c’te jeunesse a eu de la misère? Tiens… nous en avons tous eu de la misère!
– Oh! je te défie bien d’avoir été aussi malheureux que moi, Chourineur, dit Fleur-de-Marie.
– Moi, la Goualeuse!… Mais figure-toi donc, ma fille, que t’étais comme une reine auprès de moi! Au moins, quand tu étais petite, tu couchais sur de la paille et tu mangeais du pain… Moi, je couchais les bonnes nuits dans les fours à plâtre de Clichy, en vrai gouépeur (vagabond), et je me restaurais avec des feuilles de chou que je ramassais au coin des bornes; mais, le plus souvent, comme il y avait trop loin pour aller aux fours à plâtre de Clichy, vu que la fringale me cassait les jambes, je me couchais sous les grosses pierres du Louvre… et l’hiver j’avais des draps blancs… quand il tombait de la neige.
– Tiens, un homme, c’est bien plus dur; mais une pauvre petite fille, dit Fleur-de-Marie; avec ça, j’étais grosse comme une mauviette.
– Tu te rappelles ça, toi?
– Je crois bien: quand la Chouette me battait, je tombais toujours du premier coup; alors elle se mettait à trépigner sur moi en criant: «Cette petite gueuse-là! elle n’a pas pour deux liards de force: ça ne peut pas seulement supporter deux calottes.» Et puis elle m’appelait la Pégriotte; j’ai pas eu d’autre nom, ç’a été mon baptême.
– C’est comme moi, j’ai eu le baptême des chiens perdus: on m’appelait chose… machin… ou l’Albinos. C’est étonnant, comme nous nous ressemblons, ma fille, dit le Chourineur.
– C’est vrai, dit Fleur-de-Marie, qui s’adressait presque toujours à cet homme; ressentant malgré elle une sorte de honte en présence de Rodolphe, elle osait à peine lever les yeux, quoiqu’il parût appartenir à l’espèce de gens avec lesquels elle vivait habituellement.
– Et quand tu avais été chercher des vers pour la Chouette, qu’est-ce que tu faisais? demanda le Chourineur.
– La borgnesse m’envoyait mendier autour d’elle jusqu’à la nuit; car le soir elle allait faire de la friture sur le Pont-Neuf. Dame! à cette heure-là, mon morceau de pain était bien loin: mais si j’avais le malheur de demander à manger à la Chouette, elle me battait en me disant: «Fais dix sous d’aumône, Pégriotte, et tu auras à souper!» Alors, moi, comme j’avais bien faim, et qu’elle me faisait mal, je pleurais toutes les larmes de mon corps. La borgnesse me passait mon petit éventaire de sucre d’orge au cou, et elle me plantait sur le Pont-Neuf. Comme je sanglotais! et que je grelottais de froid et de faim!…