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– Cette même eau guérit les faiblesses d’estomac?…

– Cette même eau.

– Elle détruit aussi les rats?

– Sans en manquer un, parce que ce qui est très-sain à l’homme est très-malsain aux animaux.

– C’est juste, madame Pipelet, je n’avais pas songé à cela.

– Et la preuve que c’est une très-bonne eau, c’est qu’elle est faite avec des simples que M. César a récoltés dans les montagnes du Liban, du côté de chez les espèces d’Américains d’où il a aussi amené son cheval qui a l’air d’un tigre; il est tout blanc, picoté de taches baies. Tenez, quand M. César Bradamanti est monté sur sa bête avec son habit rouge à revers jaunes et son chapeau à plumet, on payerait pour le voir; car, parlant par respect, il ressemble à Judas Iscariote avec sa grande barbe rousse. Depuis un mois il a engagé le fils à M. Bras-Rouge, le petit Tortillard, qu’il a habillé comme qui dirait en troubadour, avec une toque noire, une collerette et une jaquette abricot; il bat du tambour à l’entour de M. César pour attirer les pratiques, sans compter que le petit soigne le cheval tigré du dentiste.

– Il me semble que le fils de votre principal locataire remplit là un emploi bien modeste.

– Son père dit qu’il veut lui faire manger de la vache enragée, à cet enfant; que sans ça il finirait sur un échafaud. Au fait, c’est bien le plus malin singe… et méchant, il a fait plus d’un tour à ce pauvre M. César Bradamanti, qui est la crème des honnêtes gens. Vu qu’il a guéri Alfred d’un rhumatisme, nous le portons dans notre cœur. Eh bien! monsieur, il y a des gens assez dénaturés pour… mais non, ça fait dresser les cheveux sur la tête. Alfred dit que si c’était vrai il y aurait cas de galères.

– Mais encore?

– Ah! je n’ose pas, je n’oserai jamais.

– N’en parlons plus.

– C’est que… foi d’honnête femme, dire ça à un jeune homme…

– N’en parlons plus, madame Pipelet.

– Au fait, comme vous serez notre locataire, il vaut mieux que vous soyez prévenu que c’est des mensonges. Vous êtes, n’est-ce pas, en position de faire amitié et société avec M. Bradamanti; si vous aviez cru à ces bruits-là, ça vous aurait peut-être dégoûté de sa connaissance.

– Parlez, je vous écoute.

– On dit que quand… des fois une jeune fille a fait une sottise… vous comprenez… n’est-ce pas? et qu’elle en craint les suites…

– Eh bien?

– Tenez, voilà que je n’ose plus…

– Mais encore?

– Non; d’ailleurs, c’est des bêtises…

– Dites toujours.

– Des mensonges.

– Dites toujours.

– C’est des mauvaises langues.

– Mais encore?

– Des gens qui sont jaloux du cheval tigré de M. César.

– À la bonne heure; mais enfin que disent-ils?

– Ça me fait honte.

– Mais quel rapport y a-t-il entre une petite fille qui a fait une faute et le charlatan?

– Je ne dis pas que ça soit vrai!

– Mais au nom du ciel, quoi donc? s’écria Rodolphe, impatienté des réticences bizarres de Mme Pipelet.

– Écoutez, jeune homme, reprit la portière d’un air solennel, vous me jurez sur l’honneur de ne jamais répéter ça à personne.

– Quand je saurai ce que c’est, je vous ferai, oui ou non, ce serment.

– Si je vous dis ça, ce n’est pas à cause des six francs que vous m’avez promis, ni à cause du cassis…

– Bien, bien.

– C’est à cause de la confiance que vous m’inspirez.

– Soit.

– Et pour servir ce pauvre M. César Bradamanti en le disculpant.

– Votre intention est excellente, je n’en doute pas; eh bien?

– On dit donc… mais que ça ne sorte pas de la loge, au moins.

– Certainement; l’on dit donc…

– Allons, voilà que je n’ose plus encore une fois. Mais, tenez, je vas vous dire ça à l’oreille, ça me fera moins d’effet… Dites donc, comme je suis enfant, hein?

Et la vieille murmura tout bas quelques mots à Rodolphe, qui tressaillit d’épouvante.

– Oh! mais c’est affreux! s’écria-t-il en se levant par un mouvement machinal, et regardant autour de lui presque avec terreur, comme si cette maison eût été maudite. Mon Dieu! mon Dieu! murmura-t-il à demi-voix dans une stupeur douloureuse, de si abominables crimes sont-ils donc possibles! Et cette hideuse vieille qui est presque indifférente à l’horrible révélation qu’elle vient de me faire!

La portière n’entendit pas Rodolphe et reprit en continuant de s’occuper de son ménage:

– N’est-ce pas que c’est un tas de mauvaises langues? Comment! Un homme qui a guéri Alfred d’un rhumatisme, un homme qui a ramené un cheval tigré du Liban, un homme qui vous propose de vous arracher cinq dents gratis sur six, un homme qui a des certificats de toute l’Europe, et qui paye son terme rubis sur l’ongle. Ah bien! oui… plutôt la mort que de croire ça!

Pendant que Mme Pipelet manifestait son indignation contre les calomniateurs, Rodolphe se rappelait la lettre adressée à ce charlatan, lettre écrite sur gros papier, d’une écriture contrefaite et à moitié effacée par les traces d’une larme.

Dans cette larme, dans cette lettre mystérieuse adressée à cet homme, Rodolphe vit un drame…

Un terrible drame.

Un pressentiment involontaire lui disait que les bruits atroces qui couraient sur l’Italien étaient fondés.

– Tenez, voilà Alfred, s’écria la portière; il vous dira comme moi que c’est des méchantes langues qui accusent d’horreurs ce pauvre M. César Bradamanti, qui l’a guéri d’un rhumatisme.

X Monsieur Pipelet

Nous rappellerons au lecteur que ces faits se passaient en 1838.

M. Pipelet entra dans la loge d’un air grave, magistral; il avait soixante ans environ, un nez énorme, un embonpoint respectable, une grosse figure taillée et enluminée à la façon des bonshommes casse-noisettes de Nuremberg. Ce masque étrange était coiffé d’un chapeau tromblon à larges bords, roussi de vétusté.

Alfred, qui ne quittait pas plus ce chapeau que sa femme ne quittait sa perruque fantastique, se prélassait dans un vieil habit vert à basques immenses, aux revers pour ainsi dire plombés de souillures, tant ils paraissaient çà et là d’un gris luisant. Malgré son chapeau tromblon et son habit vert, qui n’étaient pas sans un certain cérémonial, M. Pipelet n’avait pas déposé le modeste emblème de son métier: un tablier de cuir dessinait son triangle fauve sur un long gilet diapré d’autant de couleurs que la courtepointe arlequin de Mme Pipelet.

Le salut que le portier fit à Rodolphe ne manqua pas d’une certaine affabilité; mais, hélas! le sourire de cet homme était bien amer.

On y lisait l’expression d’une profonde mélancolie, ainsi que Mme Pipelet l’avait dit à Rodolphe.

– Alfred, monsieur est un locataire pour la chambre et le cabinet du quatrième, dit Mme Pipelet en présentant Rodolphe à Alfred, et nous t’avons attendu pour boire un verre de cassis qu’il a fait venir.