Cette attention délicate mit à l’instant M. Pipelet en confiance avec Rodolphe; le portier porta la main au rebord antérieur de son chapeau et dit d’une voix de basse digne d’un chantre de cathédrale:
– Nous vous satisferons, monsieur, comme portiers, de même que vous nous satisferez comme locataire; qui se ressemble s’assemble.
Puis, s’interrompant, M. Pipelet dit à Rodolphe avec anxiété:
– À moins pourtant, monsieur, que vous ne soyez peintre.
– Non, je suis commis marchand.
– Alors, monsieur, à vous rendre mes humbles devoirs. Je félicite la nature de ne pas vous avoir fait naître l’égal de ces monstres d’artistes!
– Les artistes… des monstres? demanda Rodolphe.
M. Pipelet, au lieu de répondre, leva ses deux mains au plafond de sa loge et fit entendre une sorte de gémissement courroucé.
– C’est les peintres qui ont empoisonné la vie d’Alfred. C’est eux qui lui ont fait la mélancolie dont je vous parlais, dit tout bas Mme Pipelet à Rodolphe. Puis elle reprit plus haut et d’un ton caressant: Allons, Alfred, sois raisonnable, ne pense pas à ce polisson-là… tu vas te faire du mal, tu ne pourras pas dîner.
– Non, j’aurai du courage et de la raison, répondit M. Pipelet avec une dignité triste et résignée. Il m’a fait bien du maclass="underline" il a été mon persécuteur, mon bourreau, pendant bien longtemps; mais maintenant je le méprise. Les peintres, ajouta-t-il en se tournant vers Rodolphe, ah! monsieur, c’est la peste d’une maison, c’est son bacchanal, c’est sa ruine.
– Vous avez logé un peintre?
– Hélas! oui, monsieur, nous en avons logé un! dit M. Pipelet avec amertume, un peintre qui s’appelait Cabrion, encore!
À ce souvenir, malgré son apparente modération, le portier ferma convulsivement les poings.
– Était-ce le dernier locataire qui a occupé la chambre que je viens louer? demanda Rodolphe.
– Non, non, le dernier locataire était un brave, un digne jeune homme, nommé M. Germain; mais avant lui c’était Cabrion. Ah! monsieur, depuis son départ, ce Cabrion a manqué me rendre fou, hébété.
– L’auriez-vous regretté à ce point? demanda Rodolphe.
– Cabrion, regretté! reprit le portier avec stupeur; regretter Cabrion! Mais figurez-vous donc, monsieur, que M. Bras-Rouge lui a payé deux termes pour le faire déguerpir d’ici; car on avait été assez malheureux pour lui faire un bail. Quel garnement! Vous n’avez pas une idée, monsieur, des horribles tours qu’il nous a joués à nous et aux locataires. Pour ne parler que d’un seul de ces tours, il n’y a pas un instrument à vent dont il n’ait fait bassement son complice pour démoraliser les locataires! Oui, monsieur, depuis le cor de chasse jusqu’au serpent, monsieur! Il a abusé de tout, poussant la vilenie jusqu’à jouer faux, et exprès, la même note pendant des heures entières. C’était à en devenir fou. On a fait plus de vingt pétitions au principal locataire, M. Bras-Rouge, pour qu’il chassât ce gueux-là. Enfin, monsieur, on y parvint en lui payant deux termes… C’est drôle, n’est-ce pas? un locataire à qui on paye deux termes; mais on lui en aurait payé trois pour s’en dépêtrer. Il part… Vous croyez peut-être que c’est fini du Cabrion? Vous allez voir! Le lendemain, à onze heures du soir, j’étais couché. Pan, pan, pan! Je tire le cordon. On vient à la loge. «Bonsoir portier, dit une voix, voulez-vous me donner une mèche de vos cheveux, s’il vous plaît?» Mon épouse me dit «C’est quelqu’un qui se trompe de porte!» Et je réponds à l’inconnu: «Ce n’est pas ici; voyez à côté. – Pourtant c’est bien ici le n° 17? Le portier s’appelle bien Pipelet? reprend la voix. – Oui, que je dis, je m’appelle bien Pipelet. – Eh bien: Pipelet mon ami, je viens vous demander une mèche de vos cheveux pour Cabrion; c’est son idée, il y tient, il en veut.»
M. Pipelet regarda Rodolphe en secouant la tête et en se croisant les bras dans une attitude sculpturale.
– Vous comprenez, monsieur? C’est à moi, son ennemi mortel, à moi qu’il avait abreuvé d’outrages, qu’il venait impudemment demander une mèche de mes cheveux, une faveur que les dames refusent même quelquefois à leur bien-aimé!
– Encore si ce Cabrion avait été bon locataire comme M. Germain! reprit Rodolphe avec un sang-froid imperturbable.
– Eût-il été bon locataire, je ne lui aurais pas davantage accordé cette mèche, dit majestueusement l’homme au chapeau tromblon; ce n’est ni dans mes principes ni dans mes habitudes; mais je me serais fait un devoir, une loi, de la lui refuser poliment.
– Ce n’est pas tout, reprit la portière; figurez-vous, monsieur, que depuis ce jour-là, le matin, le soir, la nuit, à toute heure, cet affreux Cabrion avait déchaîné une nuée de rapins qui venaient ici l’un après l’autre demander à Alfred une mèche de ses cheveux, toujours pour Cabrion!
– Et vous pensez si j’ai cédé! dit M. Pipelet d’un air déterminé, on m’aurait plutôt traîné à l’échafaud, monsieur! Après trois ou quatre mois d’opiniâtreté de leur part, de résistance de la mienne, mon énergie a triomphé de l’acharnement de ces misérables. Ils ont vu qu’ils s’attaquaient à une barre de fer, et ils ont été bien forcés de renoncer à leurs insolentes prétentions. Mais c’est égal, monsieur, j’ai été frappé là. (Alfred porta la main à son cœur.) J’aurais eu commis des crimes affreux que je n’aurais pas eu un sommeil plus bourrelé. À chaque instant je me réveillais en sursaut, croyant entendre la voix de ce damné Cabrion. Je me défiais de tout le monde: dans chacun je supposais un ennemi; je perdais mon aménité. Je ne pouvais voir une figure étrangère se présenter au carreau de la loge sans frémir en pensant que c’était peut-être quelqu’un de la bande à Cabrion. Et même encore maintenant, monsieur, je suis soupçonneux, renfrogné, sombre, épilogueur comme un malfaiteur… je crains d’épanouir mon âme à la moindre nouvelle connaissance, de peur d’y voir surgir quelques-uns de la bande à Cabrion; je n’ai de goût à rien.
Ici Mme Pipelet porta son index à son œil gauche, comme pour essuyer une larme, et fit un signe de tête affirmatif.
Alfred continua d’un ton de plus en plus lamentable:
– Enfin je me recroqueville sur moi-même, et c’est ainsi que je vois couler le fleuve de la vie. Avais-je tort, monsieur de vous dire que cet infernal Cabrion avait empoisonné mon existence?
Et M. Pipelet, poussant un profond soupir, inclina son chapeau tromblon sous le poids de cette immense infortune.
– Je conçois maintenant que vous n’aimiez pas les peintres, dit Rodolphe; mais du moins ce M. Germain dont vous parlez vous a dédommagé de M. Cabrion!
– Oh! oui, monsieur; voilà un bon et digne jeune homme, franc comme l’or, serviable et pas fier, et gai, mais d’une bonne gaieté qui ne faisait de mal à personne, au lieu d’être insolent et goguenard comme ce Cabrion que Dieu confonde!
– Allons, calmez-vous, mon cher monsieur Pipelet, ne prononcez pas ce nom-là. Et maintenant quel est le propriétaire assez heureux pour posséder M. Germain, cette perle des locataires?
– Ni vu ni connu… personne ne sait ni ne saura où demeure à cette heure M. Germain. Quand je dis personne… excepté Mlle Rigolette.
– Et qu’est-ce que Mlle Rigolette? demanda Rodolphe.