– Et quel est l’état de ce pauvre ouvrier?
– Lapidaire en faux; il travaille à la pièce, et tant, tant qu’il s’est contrefait à ce métier-là; vous le verrez… Après tout, un homme est un homme, et il ne peut que ce qu’il peut, n’est-ce pas? Et, quand il faut donner la pâtée à une famille de sept personnes, sans se compter, il y a du tirage! Et encore sa fille aînée l’aide de ce qu’elle peut, et ça n’est guère.
– Et quel âge a cette fille?
– Dix-sept ans, et belle, belle… comme le jour; elle est servante chez un vieux grigou, riche à acheter Paris, un notaire, M. Jacques Ferrand.
– M. Jacques Ferrand? dit Rodolphe étonné de cette nouvelle rencontre, car c’était chez ce notaire, ou du moins près de sa gouvernante, qu’il devait prendre les renseignements relatifs à la Goualeuse. M. Jacques Ferrand qui demeure rue du Sentier? reprit-il.
– Juste!… Vous le connaissez?
– Il est notaire de la maison de commerce à laquelle j’appartiens.
– Eh bien! alors vous devez savoir que c’est un fameux fesse-mathieu, mais, faut être juste, honnête et dévot… tous les dimanches à la messe et à vêpres, faisant ses pâques et allant à confesse; s’il fricote, ne fricotant jamais qu’avec des prêtres, buvant l’eau bénite, dévorant le pain bénit… un saint homme, quoi! La caisse d’épargne des petites gens qui placent leurs économies chez lui! Mais dame! avare et dur à cuire pour les autres comme pour lui-même. Voilà dix-huit mois que cette pauvre Louise, la fille du lapidaire, est servante chez lui. C’est un agneau pour la douceur, un cheval pour le travail. Elle fait tout là, et dix-huit francs de gages, ni plus ni moins; elle garde six francs par mois, pour s’entretenir, et donne le reste à sa famille: c’est toujours ça; mais quand il faut que sept personnes rongent là-dessus!…
– Mais le travail du père, s’il est laborieux?
– S’il est laborieux! C’est un homme qui de sa vie n’a été bu; c’est rangé, c’est doux comme un Jésus; ça ne demanderait au bon Dieu pour toute récompense que de faire durer les jours quarante-huit heures, pour pouvoir gagner un peu plus de pain pour sa marmaille.
– Son travail lui rapporte donc bien peu!
– Il a été alité pendant trois mois, et c’est ce qui l’a arriéré; sa femme s’est abîmé la santé en le soignant, et à cette heure elle est moribonde; c’est pendant ces trois mois qu’il a fallu vivre avec les douze francs de Louise, et avec ce qu’ils ont emprunté sur gages à la mère Burette, et aussi quelques écus que lui a prêtés la courtière en pierres fausses pour qui il travaille. Mais huit personnes! J’en reviens toujours là, et si vous voyiez leur bouge!… Mais, tenez, monsieur, ne parlons pas de ça, voilà notre dîner cuit, et, rien que de penser à leur mansarde, ça me tourne l’estomac. Heureusement M. Bras-Rouge va en débarrasser la maison. Quand je dis heureusement, ça n’est pas par méchanceté, au moins. Mais, puisqu’il faut qu’ils soient malheureux, ces pauvres Morel, et que nous n’y pouvons rien, autant qu’ils aillent être malheureux ailleurs. C’est un crève-cœur de moins.
– Mais, si on les chasse d’ici, où iront-ils?
– Dame! je ne sais pas, moi.
– Et combien peut-il gagner par jour, ce pauvre ouvrier?
– S’il n’était pas obligé de soigner sa mère, sa femme et les enfants, il gagnerait bien quatre à cinq francs, parce qu’il s’acharne; mais, comme il perd les trois quarts de son temps à faire le ménage, c’est au plus s’il gagne quarante sous.
– En effet, c’est bien peu. Pauvres gens!
– Oui, pauvres gens, allez! c’est bien dit. Mais il y en a tant de pauvres gens, que, puisqu’on n’y peut rien, il faut bien s’en consoler, n’est-ce pas, Alfred? Mais, à propos de consoler, et le cassis, nous ne lui disons rien?
– Franchement, madame Pipelet, ce que vous m’avez raconté là m’a serré le cœur; vous boirez à ma santé avec M. Pipelet.
– Vous êtes bien honnête, monsieur, dit le portier; mais voulez-vous toujours voir la chambre d’en haut?
– Volontiers; si elle me convient, je vous donnerai le denier à Dieu.
Le portier sortit de son antre. Rodolphe le suivit.
XI Les quatre étages
L’escalier sombre, humide, paraissait encore plus obscur par cette triste journée d’hiver.
L’entrée de chacun des appartements de cette maison offrait pour ainsi dire à l’œil de l’observateur une physionomie particulière.
Ainsi la porte du logis qui servait de petite maison au commandant était fraîchement peinte d’une couleur brune veinée imitant le palissandre; un bouton de cuivre doré étincelait à la serrure, et un beau cordon de sonnette à houppe de soie rouge contrastait avec la sordide vétusté des murailles.
La porte du second étage, habité par la devineresse, prêteuse sur gages, présentait un aspect plus singulier: un hibou empaillé, oiseau suprêmement symbolique et cabalistique, était cloué par les pattes et par les ailes au-dessus du chambranle; un petit guichet, grillagé de fil de fer, permettait d’examiner les visiteurs avant d’ouvrir.
La demeure du charlatan italien, que l’on soupçonnait d’exercer un épouvantable métier, se distinguait aussi par son entrée bizarre.
Son nom se lisait tracé avec des dents de cheval incrustées dans une espèce de tableau de bois noir appliqué sur la porte.
Au lieu de se terminer classiquement par une patte de lièvre, ou par un pied de chevreuil, le cordon de sonnette s’attachait à un avant-bras et à une main de singe momifiés.
Ce bras desséché, cette petite main à cinq doigts articulés par phalanges et terminés par des ongles, étaient hideux à voir.
On eût dit la main d’un enfant.
Au moment où Rodolphe passait devant cette porte, qui lui parut sinistre, il lui sembla entendre quelques sanglots étouffés; puis tout à coup un cri douloureux, convulsif, horrible, un cri paraissant arraché du fond des entrailles, retentit dans le silence de cette maison.
Rodolphe tressaillit.
Par un mouvement plus rapide que la pensée, il courut à la porte et sonna violemment.
– Qu’avez-vous, monsieur? dit le portier surpris.
– Ce cri, dit Rodolphe, vous ne l’avez donc pas entendu?
– Si, monsieur. C’est sans doute quelque pratique à qui M. César Bradamanti arrache une dent, peut-être deux.
Cette explication était vraisemblable; pourtant elle ne satisfit pas Rodolphe.
Le cri terrible qu’il venait d’entendre ne lui semblait pas seulement une exclamation de douleur physique; mais aussi, si cela peut se dire, un cri de douleur morale.
Son coup de sonnette avait été d’une extrême violence.
On n’y répondit pas d’abord.
Plusieurs portes se fermèrent coup sur coup; puis, derrière la vitre d’un œil-de-bœuf placé près de la porte, et sur lequel Rodolphe attachait machinalement son regard, il vit confusément apparaître une figure décharnée, d’une pâleur cadavéreuse; une forêt de cheveux roux et grisonnants couronnait ce hideux visage, qui se terminait par une longue barbe de la même couleur que la chevelure.