Cette vision disparut au bout d’une seconde.
Rodolphe resta pétrifié.
Pendant le peu de temps que dura cette apparition, il avait cru reconnaître certains traits bien caractéristiques de cet homme.
Ces yeux verts et brillants comme l’aigue-marine sous leurs gros sourcils fauves et hérissés, cette pâleur livide, ce nez mince, saillant, recourbé en bec d’aigle, et dont les narines, bizarrement dilatées et échancrées, laissaient voir une partie de la cloison nasale, lui rappelaient d’une manière frappante un certain abbé Polidori, dont le nom avait été maudit par Murph durant son entretien avec le baron de Graün.
Quoique Rodolphe n’eût pas vu l’abbé Polidori depuis seize ou dix-sept ans, il avait mille raisons pour ne pas l’oublier; mais ce qui déroutait ses souvenirs, mais ce qui le faisait douter de l’identité de ces deux personnages, c’est que le prêtre qu’il croyait retrouver sous le nom de ce charlatan à barbe et à cheveux roux était très-brun.
Si Rodolphe (en supposant que ses soupçons fussent fondés) ne s’étonnait pas d’ailleurs de voir un homme revêtu d’un caractère sacré, un homme dont il connaissait la haute intelligence, le vaste savoir, le rare esprit, tomber à ce point de dégradation, peut-être d’infamie, c’est qu’il savait que ce rare esprit, que cette haute intelligence, que ce vaste savoir, s’alliaient à une perversité si profonde, à une conduite si déréglée, à des penchants si crapuleux, et surtout à une telle forfanterie de cynique et sanglant mépris des hommes et des choses, que cet homme, réduit à une misère méritée, avait pu, nous dirons presque avait dû chercher les ressources les moins honorables, et trouver une sorte de satisfaction ironique et sacrilège à se voir, lui, véritablement distingué par les dons de l’esprit, lui, revêtu d’un caractère sacré, exercer ce vil métier d’impudent bateleur.
Mais, nous le répétons, quoiqu’il eût quitté l’abbé Polidori dans la force de l’âge, et que celui-ci dût avoir l’âge du charlatan, il y avait entre ces deux personnages certaines différences si notables que Rodolphe doutait extrêmement de leur identité; néanmoins il dit à M. Pipelet:
– Est-ce qu’il y a longtemps que M. Bradamanti habite cette maison?
– Mais environ un an, monsieur. Oui, c’est ça, il est venu pour le terme de janvier. C’est un locataire exact; il m’a guéri d’un fameux rhumatisme… Mais, comme je vous le disais tout à l’heure, il a un défaut: c’est d’être trop gouailleur, il ne respecte rien dans ses propos.
– Comment cela?
– Enfin, monsieur, dit gravement M. Pipelet, je ne suis pas une rosière, mais il y a rire et rire.
– Il est donc fort gai?
– Ce n’est pas qu’il soit gai; au contraire, il a l’air d’un mort; mais il ne rit jamais de la bouche… il rit toujours en paroles; il n’y a pour lui ni père ni mère, ni Dieu ni diable, il plaisante de tout, même de son eau, monsieur, même de sa propre eau! Mais je ne vous le cache pas, ces plaisanteries-là quelquefois me font peur, me donnent la chair de poule. Quand il a resté un quart d’heure à jaboter indécemment, dans la loge, sur les femmes à peine voilées des différents pays sauvages qu’il a parcourus, et que je me retrouve seul à seul avec Anastasie, eh bien! monsieur, moi qui, depuis trente-sept ans, ai pris l’habitude, me suis fait une loi de la chérir… Anastasie… eh bien! il me semble que je la chéris moins. Vous allez rire… mais quelquefois encore, quand M. César est parti, après m’avoir parlé des festins des princes auxquels il a assisté pour les voir essayer les dents qu’il leur avait posées, eh bien! il me semble que mon manger est amer, je n’ai plus faim. Enfin j’aime mon état, monsieur, et je m’en honore. J’aurais pu être cordonnier comme un tas d’ambitieux, mais je crois rendre autant de service en ressemelant les vieilles chaussures. Eh bien! monsieur, il y a des jours où ce diable de M. César, avec ses railleries, me ferait regretter de n’être pas bottier, ma parole d’honneur! Et puis enfin… il a une manière de parler des dames sauvages qu’il a connues… Tenez, monsieur, je vous le répète, je ne suis pas rosière, mais quelquefois, saperlotte! je deviens pourpre, ajouta M. Pipelet d’un air de chasteté révoltée.
– Et Mme Pipelet tolère cela?
– Anastasie est folle de l’esprit, et M. César, malgré son mauvais ton, en a certainement beaucoup; aussi elle lui passe tout.
– Elle m’a aussi parlé de certains bruits horribles…
– Elle vous a parlé?…
– Soyez tranquille, je suis discret.
– Eh bien! monsieur, ce bruit-là, je n’y crois pas, je n’y croirai jamais, et pourtant je ne peux m’empêcher d’y penser, et ça augmente le drôle d’effet que me produisent les plaisanteries de M. Bradamanti. Enfin, monsieur, pour tout dire, bien certainement je hais M. Cabrion… c’est une haine que j’emporterai dans la tombe. Eh bien! quelquefois il me semble que j’aimerais encore mieux les ignobles farces qu’il avait l’effronterie de faire dans la maison, que les plaisanteries que nous débite M. César de son air pince-sans-rire, en bridant ses lèvres par un mouvement disgracieux qui me rappelle toujours l’agonie de mon oncle Rousselot, qui en râlant bridait ses lèvres tout comme M. Bradamanti.
Quelques mots de M. Pipelet sur la perpétuelle ironie avec laquelle le charlatan parlait de tout et de tous, et flétrissait les joies les plus modestes par ses railleries amères, confirmaient assez les premiers soupçons de Rodolphe; car l’abbé, lorsqu’il déposait son masque d’hypocrisie, avait toujours affecté le scepticisme le plus audacieux et le plus révoltant.
Bien décidé à éclaircir ses doutes, la présence de ce prêtre dans cette maison pouvant le gêner, se sentant de plus en plus disposé à interpréter d’une manière lugubre le cri terrible dont il avait été si frappé, Rodolphe suivit le portier à l’étage supérieur, où se trouvait la chambre qu’il voulait louer.
Le logis de Mlle Rigolette, voisin de cette chambre, était facile à reconnaître, grâce à une charmante galanterie du peintre, l’ennemi mortel de M. Pipelet.
Une demi-douzaine de petits Amours joufflus, très-facilement et très-spirituellement peints dans le goût de Watteau, se groupaient autour d’une espèce de cartouche, et portaient allégoriquement, l’un un dé à coudre, l’autre une paire de ciseaux, celui-là un fer à repasser, celui-ci un petit miroir de toilette; au milieu du cartouche, sur un fond bleu clair, on lisait en lettres roses: Mademoiselle Rigolette, couturière. Le tout était encadré dans une guirlande de fleurs qui se détachait à merveille du fond vert céladon de la porte.
Ce petit panneau était fort joli et formait encore un contraste frappant avec la laideur de l’escalier.
Au risque d’irriter les plaies saignantes d’Alfred, Rodolphe lui dit, en montrant la porte de Mlle Rigolette:
– Ceci est sans doute l’ouvrage de M. Cabrion?
– Oui, monsieur, il s’est permis d’abîmer la peinture de cette porte avec ces indécents barbouillages d’enfants tout nus, qu’il appelle des Amours. Sans les supplications de Mlle Rigolette et la faiblesse de M. Bras-Rouge, j’aurais gratté tout cela ainsi que cette palette dont le même monstre a obstrué la porte de votre chambre.
En effet, une palette chargée de couleurs, paraissant suspendue à un clou, était peinte sur la porte en manière de trompe-l’œil.