Rodolphe suivit le portier dans cette chambre, assez spacieuse, précédée d’un petit cabinet, et éclairée par deux fenêtres qui ouvraient sur la rue du Temple; quelques ébauches fantastiques, peintes sur la seconde porte par M. Cabrion, avaient été scrupuleusement respectées par M. Germain.
Rodolphe avait trop de motifs d’habiter cette maison pour ne pas arrêter ce logement; il donna donc modestement quarante sous au portier et lui dit:
– Cette chambre me convient parfaitement, voici le denier à Dieu; demain j’enverrai des meubles. Il n’est pas nécessaire, n’est-ce pas, que je voie le principal locataire, M. Bras-Rouge?
– Non, monsieur, il ne vient ici que de loin en loin, excepté pour les manigances de la mère Burette… C’est toujours avec moi que l’on traite directement; je vous demanderai seulement votre nom.
– Rodolphe.
– Rodolphe… qui?
– Rodolphe tout court, monsieur Pipelet.
– C’est différent, monsieur; ce n’est pas par curiosité que j’insistais: les noms et les volontés sont libres.
– Dites-moi, monsieur Pipelet, est-ce que demain je ne devrais pas, comme nouveau voisin, aller demander aux Morel si je ne peux pas leur être bon à quelque chose, puisque mon prédécesseur, M. Germain, les aidait aussi selon ses moyens?
– Si, monsieur, cela se peut; il est vrai que ça ne leur servira pas à grand-chose, puisqu’on les chasse; mais ça les flattera toujours.
Puis, comme frappé d’une idée subite, M. Pipelet s’écria, en regardant son locataire d’un air fier et malicieux:
– Je comprends, je comprends; c’est un commencement pour finir par aller aussi faire le bon voisin chez la petite voisine d’à côté.
– Mais j’y compte bien.
– Il n’y a pas de mal à ça, monsieur, c’est l’usage; et, tenez, je suis sûr que Mlle Rigolette a entendu qu’on visitait la chambre, et qu’elle est aux aguets pour nous voir descendre. Je vais faire du bruit exprès en tournant la clef; regardez bien en passant sur le carré.
En effet, Rodolphe s’aperçut que la porte si gracieusement enjolivée d’Amours Watteau était entrebâillée, et il distingua vaguement, par l’étroite ouverture, le bout relevé d’un petit nez couleur de rose et un grand œil noir vif et curieux; mais, comme il ralentissait le pas, la porte se ferma brusquement.
– Quand je vous disais qu’elle nous guettait! reprit le portier; puis il ajouta: Pardon, excuse, monsieur!… je vas à mon petit observatoire.
– Qu’est-ce que cela?
– Au haut de cette échelle, il y a le palier où s’ouvre la porte de la mansarde des Morel, et derrière un des lambris il se trouve un petit trou noir où je mets des fouillis. Comme le mur est très-lézardé, quand je suis dans mon trou, je vois chez eux et je les entends comme si j’y étais. Ça n’est pas que je les espionne, juste ciel! Mais enfin je vais quelquefois les regarder comme on va à un mélodrame bien noir. Et en redescendant dans ma loge, je me trouve comme dans un palais. Mais, dites donc, monsieur, si le cœur vous en dit, avant qu’ils ne partent… C’est triste, mais c’est curieux; car, quand ils vous voient, ils sont comme des sauvages, ça les gêne.
– Vous êtes bien bon, monsieur Pipelet, un autre jour, demain peut-être, je profiterai de votre offre.
– À votre aise, monsieur; mais il faut que je monte à mon observatoire, car j’ai besoin d’un morceau de basane. Si vous voulez toujours descendre, monsieur, je vous rejoins.
Et M. Pipelet commença sur l’échelle qui conduisait aux mansardes une ascension assez périlleuse pour son âge.
Rodolphe jetait un dernier coup d’œil sur la porte de Mlle Rigolette, en songeant que cette jeune fille, l’ancienne connaissance de la pauvre Goualeuse, connaissait sans doute la retraite du fils du Maître d’école, lorsqu’il entendit, à l’étage inférieur, quelqu’un sortir de chez le charlatan; il reconnut le pas léger d’une femme, et distingua le bruissement d’une robe de soie. Rodolphe s’arrêta un moment par discrétion.
Lorsqu’il n’entendit plus rien il descendit.
Arrivé au second étage, il vit et ramassa un mouchoir sur les dernières marches; il appartenait sans doute à la personne qui sortait du logis du charlatan.
Rodolphe s’approcha d’une des étroites fenêtres qui éclairaient le carré et examina ce mouchoir, magnifiquement garni de dentelles; il portait brodés, dans un de ses angles, un L et un N surmontés d’une couronne ducale.
Ce mouchoir était littéralement trempé de larmes.
La première pensée de Rodolphe fut de se hâter afin de pouvoir rendre ce mouchoir à la personne qui l’avait perdu; mais il réfléchit que cette démarche ressemblerait peut-être, dans cette circonstance, à un mouvement d’inconvenante curiosité; il le garda, se trouvant ainsi, sans le vouloir, sur la trace d’une mystérieuse et sans doute sinistre aventure.
En arrivant chez la portière, il lui dit:
– Est-ce qu’il ne vient pas de descendre une femme?
– Non, monsieur. C’est une belle dame, grande et mince, avec un voile noir. Elle sort de chez M. César. Le petit Tortillard avait été chercher un fiacre, où elle vient de monter. Ce qui m’étonne, c’est que ce petit gueux-là s’est assis derrière le fiacre, peut-être pour voir où va cette dame; car il est curieux comme une pie et vif comme un furet, malgré son pied bot.
«Ainsi, pensa Rodolphe, le nom et l’adresse de cette femme seront peut-être connus de ce charlatan, dans le cas où il aurait ordonné à Tortillard de suivre l’inconnue.»
– Eh bien! monsieur, la chambre vous convient-elle? demanda la portière.
– Elle me convient beaucoup; je l’ai arrêtée, et demain j’enverrai mes meubles.
– Que le bon Dieu vous bénisse d’avoir passé devant notre porte, monsieur! Nous aurons un fameux locataire de plus. Vous avez l’air bon enfant, Pipelet vous aimera tout de suite. Vous le ferez rire comme faisait M. Germain, qui avait toujours une farce à lui dire; car il ne demande qu’à rire, ce pauvre cher homme: aussi je pense qu’avant un mois vous ferez une paire d’amis.
– Allons, vous me flattez, madame Pipelet.
– Pas du tout; ce que je vous dis là c’est comme si je vous ouvrais mon cœur. Et si vous êtes gentil pour Alfred je serai reconnaissante: vous verrez votre petit ménage; je suis un lion pour la propreté; et, si vous voulez dîner chez vous le dimanche, je vous fricoterai des choses dont vous vous lécherez les pouces.
– C’est convenu, madame Pipelet, vous ferez mon ménage; demain on vous apportera des meubles, et je viendrai surveiller mon emménagement.
Rodolphe sortit.
Les résultats de sa visite à la maison de la rue du Temple étaient assez importants, et pour la solution du mystère qu’il voulait découvrir, et pour la noble curiosité avec laquelle il cherchait l’occasion de faire le bien et d’empêcher le mal.
Tels étaient les résultats:
Mlle Rigolette savait nécessairement la nouvelle demeure de François Germain, fils du Maître d’école;
Une jeune femme, qui, selon quelques apparences, pouvait malheureusement être la marquise d’Harville, avait donné au commandant pour le lendemain un nouveau rendez-vous qui la perdrait peut-être à jamais;
Et, pour mille raisons, Rodolphe portait le plus vif intérêt à M. d’Harville, dont le repos, l’honneur, semblaient si cruellement compromis;