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Nous disons presque, car certains dévouements sont doués d’un admirable instinct. Malgré les témoignages d’affection que lui donnait le jeune prince, Murph pressentait vaguement qu’il y avait un secret entre eux deux; en vain il voulut éclaircir ses soupçons, ses tentatives échouèrent devant la précoce duplicité de Rodolphe.

Pendant ce voyage, l’abbé n’était pas resté oisif.

Les intrigants se devinent ou se reconnaissent à certains signes mystérieux qui leur permettent de s’observer jusqu’à ce que leur intérêt les décide à une alliance ou à une hostilité déclarée.

Quelques jours après l’établissement de Sarah et de son frère à la cour du grand-duc, Tom était particulièrement lié avec l’abbé Polidori.

Ce prêtre s’avouait à lui-même, avec un odieux cynisme, qu’il avait une affinité naturelle, presque involontaire, pour les fourbes et pour les méchants; ainsi, disait-il, sans deviner positivement le but où tendaient Tom et Sarah, il s’était trouvé attiré vers eux par une sympathie trop vive pour ne pas leur supposer quelque dessein diabolique.

Quelques questions de Tom Seyton sur le caractère et les antécédents de Rodolphe, questions sans portée pour un homme moins en éveil que l’abbé, l’éclairèrent tout à coup sur les tendances du frère et de la sœur; seulement il ne crut pas à la jeune Écossaise des vues à la fois si honnêtes et si ambitieuses.

La venue de cette charmante fille parut à l’abbé un coup du sort. Rodolphe avait l’imagination enflammée d’amoureuses chimères; Sarah devait être la réalité ravissante qui remplacerait tant de songes charmants; car, pensait l’abbé, avant d’arriver au choix dans le plaisir et à la variété dans la volupté, on commence presque toujours par un attachement unique et romanesque. Louis XIV et Louis XV n’ont été peut-être fidèles qu’à Marie Mancini et à Rosette d’Arey.

Selon l’abbé, il en serait ainsi de Rodolphe et de la belle Écossaise. Celle-ci prendrait sans doute une immense influence sur un cœur soumis au charme enchanteur d’un premier amour. Diriger, exploiter cette influence et s’en servir pour perdre Murph à jamais, tel fut le plan de l’abbé.

En homme habile, il fit parfaitement entendre aux deux ambitieux qu’il faudrait compter avec lui, étant seul responsable auprès du grand-duc de la vie privée du jeune prince.

Ce n’était pas tout, il fallait se défier d’un ancien précepteur de ce dernier qui l’accompagnait alors dans une inspection militaire; cet homme rude, grossier, hérissé de préjugés absurdes, avait eu autrefois une grande autorité sur l’esprit de Rodolphe et pouvait devenir un surveillant dangereux; et, loin d’excuser ou de tolérer les folles et charmantes erreurs de la jeunesse, il se regarderait comme obligé de les dénoncer à la sévère morale du grand-duc.

Tom et Sarah comprirent à demi-mot, quoiqu’ils n’eussent en rien instruit l’abbé de leurs secrets desseins. Au retour de Rodolphe et du squire, tous trois, rassemblés par leur intérêt commun, s’étaient tacitement ligués contre Murph, leur ennemi le plus redoutable.

XIV Un premier amour

Ce qui devait arriver arriva.

À son retour, Rodolphe, voyant chaque jour Sarah, en devint follement épris. Bientôt elle lui avoua qu’elle partageait son amour, quoiqu’il dût, prévoyait-elle, leur causer de violents chagrins. Ils ne pouvaient jamais être heureux; une trop grande distance les séparait. Aussi recommanda-t-elle à Rodolphe la plus profonde discrétion, de peur d’éveiller les soupçons du grand-duc, qui serait inexorable et les priverait de leur seul bonheur, celui de se voir chaque jour.

Rodolphe promit de s’observer et de cacher son amour. L’Écossaise était trop ambitieuse, trop sûre d’elle-même, pour se compromettre et se trahir aux yeux de la cour. Le jeune prince sentait aussi le besoin de la dissimulation; il imita la prudence de Sarah. L’amoureux secret fut parfaitement gardé pendant quelque temps.

Lorsque le frère et la sœur virent la passion effrénée de Rodolphe arrivée à son paroxysme, et son exaltation croissante, plus difficile à contenir de jour en jour, sur le point d’éclater et de tout perdre, ils portèrent le grand coup.

Le caractère de l’abbé autorisant cette confidence, d’ailleurs toute de moralité, Tom lui fit les premières ouvertures sur la nécessité d’un mariage entre Rodolphe et Sarah: sinon, ajoutait-il très-sincèrement, lui et sa sœur quitteraient immédiatement Gerolstein. Sarah partageait l’amour du prince, mais elle préférait la mort au déshonneur et ne pouvait être que la femme de Son Altesse.

Ces prétentions stupéfièrent le prêtre; il n’avait jamais cru Sarah si audacieusement ambitieuse. Un tel mariage, entouré de difficultés sans nombre, de dangers de toute sorte, parut impossible à l’abbé; il dit franchement à Tom les raisons pour lesquelles le grand-duc ne consentirait jamais à une telle union.

Tom accepta ces raisons, en reconnut l’importance; mais il proposa, comme un mezzo termine qui pouvait tout concilier, un mariage secret bien en règle et seulement déclaré après la mort du grand-duc régnant.

Sarah était de noble et ancienne maison; une telle union ne manquait pas de précédents. Tom donnait à l’abbé, et conséquemment au prince, huit jours pour se décider: sa sœur ne supporterait pas plus longtemps les cruelles angoisses de l’incertitude; s’il lui fallait renoncer à l’amour de Rodolphe, elle prendrait cette douloureuse résolution le plus promptement possible.

Afin de motiver le brusque départ qui s’ensuivrait alors, Tom avait, en tout cas, adressé, disait-il, à un de ses amis d’Angleterre une lettre qui devait être mise à la poste à Londres et renvoyée en Allemagne; cette lettre contiendrait des motifs de retour assez puissants pour que Tom et Sarah se dissent absolument obligés de quitter pour quelque temps la cour du grand-duc.

Cette fois du moins l’abbé, servi par sa mauvaise opinion de l’humanité, devina la vérité.

Cherchant toujours une arrière-pensée aux sentiments les plus honnêtes, lorsqu’il sut que Sarah voulait légitimer son amour par un mariage, il vit là une preuve non de vertu, mais d’ambition: à peine aurait-il cru au désintéressement de la jeune fille si elle eût sacrifié son honneur à Rodolphe ainsi qu’il l’en avait crue capable, lui supposant seulement l’intention d’être la maîtresse de son élève. Selon les principes de l’abbé, se marchander, faire la part du devoir, c’était ne pas aimer. «Faible et froid amour, disait-il, que celui qui s’inquiète du ciel et de la terre!»

Certain de ne pas se tromper sur les vues de Sarah, l’abbé demeura fort perplexe. Après tout, le vœu qu’exprimait Tom au nom de sa sœur était des plus honorables. Que demandait-il? ou une séparation, ou une union légitime.

Malgré son cynisme, le prêtre n’eût pas osé s’étonner aux yeux de Tom des honorables motifs qui semblaient dicter la conduite de ce dernier, et lui dire crûment que lui et sa sœur avaient habilement manœuvré pour amener le prince à un mariage disproportionné.

L’abbé avait trois partis à prendre:

Avertir le grand-duc de ce complot matrimonial,

Ouvrir les yeux de Rodolphe sur les manœuvres de Tom et Sarah,