Выбрать главу

En un mot, cette correspondance entre le frère et la sœur dévoilait clairement leur égoïsme intéressé, leurs ambitieux calculs, leur impatience presque homicide, et mettait à nu les ressorts de cette trame ténébreuse couronnée par le mariage de Rodolphe.

Peu de jours après le départ de Tom, Sarah se trouvait au cercle de la grande-duchesse douairière.

Plusieurs femmes la regardaient d’un air étonné et chuchotaient avec leurs voisines.

La grande-duchesse Judith, malgré ses quatre-vingt-dix ans, avait l’oreille fine et la vue bonne: ce petit manège ne lui échappa pas. Elle fit signe à une des dames de son service de venir auprès d’elle et apprit ainsi que l’on trouvait Mlle Sarah Seyton de Halsbury moins svelte, moins élancée que d’habitude.

La vieille princesse adorait sa jeune protégée; elle eût répondu à Dieu de la vertu de Sarah. Indignée de la méchanceté de ces observations, elle haussa les épaules et dit tout haut, du bout du salon où elle se tenait:

– Ma chère Sarah, écoutez!

Sarah se leva.

Il lui fallut traverser le cercle pour arriver auprès de la princesse, qui voulait, dans une intention toute bienveillante et par le seul fait de cette traversée, confondre les calomniateurs, et leur prouver victorieusement que la taille de sa protégée n’avait rien perdu de sa finesse et de sa grâce.

Hélas! l’ennemie la plus perfide n’eût pas mieux imaginé que n’imagina l’excellente princesse, dans son désir de défendre sa protégée.

Celle-ci vint à elle. Il fallut le respect qu’on portait à la grande-duchesse pour comprimer un murmure de surprise et d’indignation lorsque la jeune fille traversa le cercle.

Les gens les moins clairvoyants s’aperçurent de ce que Sarah ne voulait pas cacher plus longtemps, car sa grossesse aurait pu se dissimuler encore; mais l’ambitieuse femme avait ménagé cet éclat, afin de forcer Rodolphe à déclarer son mariage.

La grande-duchesse, ne se rendant pourtant pas encore à l’évidence, dit tout bas à Sarah:

– Ma chère enfant, vous êtes aujourd’hui affreusement habillée. Vous qui avez une taille à tenir dans les dix doigts, vous n’êtes plus reconnaissable.

Nous raconterons plus tard les suites de cette découverte, qui amena de grands et terribles événements. Mais nous dirons dès à présent ce que le lecteur a sans doute déjà deviné, que la Goualeuse, que Fleur-de-Marie, était le fruit de ce malheureux mariage, était enfin la fille de Sarah et de Rodolphe, et que tous deux la croyaient morte.

On n’a pas oublié que Rodolphe, après avoir visité la maison de la rue du Temple, était rentré chez lui et qu’il devait le soir même se rendre à un bal donné par Mme l’ambassadrice de ***.

C’est à cette fête que nous suivrons Son Altesse le grand-duc régnant de Gerolstein, Gustave-Rodolphe, voyageant en France sous le nom de comte de Duren.

XV Le bal

À onze heures du soir, un suisse en grande livrée ouvrit la porte d’un hôtel de la rue Plumet, pour laisser sortir une magnifique berline bleue attelée de deux superbes chevaux gris à tous crins, et de la plus grande taille; sur le siège à large housse frangée de crépines de soie se carrait un énorme cocher, rendu plus énorme encore par une pelisse bleue fourrée, à collet-pèlerine de martre, couturée d’argent sur toutes les tailles, et cuirassée de brandebourgs; derrière le carrosse un valet de pied gigantesque et poudré, vêtu d’une livrée bleue, jonquille et argent, accostait un chasseur aux moustaches formidables, galonné comme un tambour-major, et dont le chapeau, largement bordé, était à demi caché par une touffe de plumes jaunes et bleues.

Les lanternes jetaient une vive clarté dans l’intérieur de cette voiture doublée de satin; l’on pouvait y voir Rodolphe, assis à droite, ayant à sa gauche le baron de Graün, et devant lui le fidèle Murph.

Par déférence pour le souverain que représentait l’ambassadeur chez lequel il se rendait au bal, Rodolphe portait seulement sur son habit la plaque diamantée de l’ordre de ***.

Le ruban orange et la croix d’émail de grand-commandeur de l’Aigle d’or de Gerolstein pendaient au cou de sir Walter Murph; le baron de Graün était décoré des mêmes insignes. On ne parle que pour mémoire d’une innombrable quantité de croix de tous pays qui se balançaient à une chaîne d’or placée entre les deux premières boutonnières de son habit.

– Je suis tout heureux, dit Rodolphe, des bonnes nouvelles que Mme Georges me donne sur ma pauvre petite protégée de la ferme de Bouqueval; les soins de David ont fait merveille. Sans la tristesse qui accable cette malheureuse enfant, elle va mieux. Et à propos de la Goualeuse, avouez, sir Walter Murph, ajouta Rodolphe en souriant, que si l’une de vos mauvaises connaissances de la Cité vous voyait ainsi déguisé, vaillant charbonnier, elle serait furieusement étonnée.

– Mais je crois, monseigneur, que Votre Altesse causerait la même surprise si elle voulait aller ce soir rue du Temple faire une visite d’amitié à Mme Pipelet, dans l’intention d’égayer un peu la mélancolie de ce pauvre Alfred, qui ne demande qu’à vous aimer, ainsi qu’a dit cette estimable portière à Votre Altesse.

– Monseigneur nous a si parfaitement dépeint Alfred avec son majestueux habit vert, son air doctoral et son inamovible chapeau tromblon, dit le baron, que je crois le voir trôner dans sa loge obscure et enfumée. Du reste, Votre Altesse est, j’ose l’espérer, satisfaite des indications de mon agent secret. Cette maison de la rue du Temple a complètement répondu à l’attente de monseigneur?

– Oui, dit Rodolphe; j’ai même trouvé là plus que je n’attendais. Puis, après un moment de triste silence, et pour chasser l’idée pénible que lui causaient ses craintes au sujet de la marquise Harville, il reprit d’un ton plus gai: Je n’ose avouer cette puérilité, mais je trouve assez de piquant dans ces contrastes: un jour peintre en éventails, m’attablant dans un bouge de la rue aux Fèves; ce matin, commis marchand offrant un verre de cassis à Mme Pipelet; et ce soir un des privilégiés, par la grâce de Dieu, qui règnent sur ce bas monde. L’homme aux quarante écus disait mes rentes tout comme un millionnaire, ajouta Rodolphe en manière de parenthèse et d’allusion au peu d’étendue de ses États.

– Mais bien des millionnaires, monseigneur, n’auraient pas le rare, l’admirable bon sens de l’homme aux quarante écus, dit le baron.

– Ah! mon cher de Graün, vous êtes trop bon, mille fois trop bon; vous me comblez, reprit Rodolphe en feignant un air à la fois ravi et embarrassé, pendant que le baron regardait Murph en homme qui s’aperçoit trop tard qu’il a dit une sottise. En vérité, reprit Rodolphe avec un sérieux imperturbable, je ne sais, mon cher de Graün, comment reconnaître la bonne opinion que vous voulez bien avoir de moi, et surtout comment vous rendre la pareille.

– Monseigneur, je vous en supplie, ne prenez pas cette peine, dit le baron, qui avait un moment oublié que Rodolphe se vengeait toujours des flatteries, dont il avait horreur, par des railleries impitoyables.

– Comment donc, baron! Mais je ne veux pas être en reste avec vous; voici malheureusement tout ce que je puis vous offrir pour le moment: d’honneur, c’est tout au plus si vous avez vingt ans, l’Antinoüs n’a pas des traits plus enchanteurs que les vôtres.

– Ah! monseigneur, grâce!