– La dernière fois que je l’ai vu, il m’a semblé plus pâle qu’à l’ordinaire.
– Oui… il a été un peu souffrant…
– Tenez, ma chère Clémence, voulez-vous que je sois franche?
– Je vous en prie.
– Quand il s’agit de votre mari, vous êtes souvent dans un état d’anxiété singulière.
– Moi… Quelle folie!
– Quelquefois, en parlant de lui, et cela bien malgré vous, votre physionomie exprime… mon Dieu! comment vous dirai-je cela?… (et Sarah appuya sur les mots suivants en ayant l’air de vouloir lire jusqu’au fond du cœur de Clémence:) Oui, votre physionomie exprime une sorte… de répugnance craintive…
Les traits impassibles de Mme d’Harville défièrent d’abord le regard inquisiteur de Sarah; pourtant celle-ci s’aperçut d’un léger tremblement nerveux, mais presque insensible, qui agita un instant la lèvre inférieure de la jeune femme.
Ne voulant pas pousser plus loin ses investigations et surtout éveiller la défiance de son amie, la comtesse se hâta d’ajouter, pour donner le change à la marquise:
– Oui, une répugnance craintive, comme celle qu’inspire ordinairement un jaloux bourru…
À cette interprétation, le léger mouvement convulsif de la lèvre de Mme d’Harville cessa; elle parut soulagée d’un poids énorme et répondit:
– Mais non, M. d’Harville n’est ni bourru ni jaloux… Puis, cherchant sans doute le prétexte de rompre une conversation qui lui pesait, elle s’écria tout à coup: Ah! mon Dieu, voici cet insupportable duc de Lucenay, un des amis de mon mari… Pourvu qu’il ne nous aperçoive pas! D’où sort-il donc? Je le croyais à mille lieues d’ici!
– En effet, on le disait parti pour un voyage d’un an ou deux en Orient; il y a cinq mois à peine qu’il a quitté Paris. Voilà une brusque arrivée qui a dû singulièrement contrarier la duchesse de Lucenay, quoique le duc ne soit guère gênant, dit Sarah avec un sourire méchant. Elle ne sera d’ailleurs pas seule à maudire ce fâcheux retour… M. de Saint-Remy partagera son chagrin.
– Ne soyez donc pas médisante, ma chère Sarah; dites que ce retour sera fâcheux… pour tout le monde… M. de Lucenay est assez désagréable pour que vous généralisiez votre reproche.
– Médisante! non, certes; je ne suis en cela qu’un écho. On dit encore que M. de Saint-Remy, modèle des élégants, qui a ébloui tout Paris de son faste, est à peu près ruiné, quoique son train diminue à peine; il est vrai que Mme de Lucenay est puissamment riche…
– Ah! quelle horreur!…
– Encore une fois, je ne suis qu’un écho… Ah! mon Dieu! le duc nous a vues. Il vient, il faut se résigner. C’est désolant: je ne sais rien au monde de plus insupportable que cet homme; il est souvent de si mauvaise compagnie, il rit si haut de ses sottises, il est si bruyant qu’il en est étourdissant; si vous tenez à votre flacon ou à votre éventail, défendez-les courageusement contre lui, car il a encore l’inconvénient de briser tout ce qu’il touche, et cela de l’air le plus badin et le plus satisfait du monde.
Appartenant à une des plus grandes maisons de France, jeune encore, d’une figure qui n’eût pas été désagréable sans la longueur grotesque et démesurée de son nez, M. le duc de Lucenay joignait à une turbulence et à une agitation perpétuelles des éclats de voix et de rire si retentissants, des propos souvent d’un goût si détestable, des attitudes d’une désinvolture si cavalière et si inattendue, qu’il fallait à chaque instant se rappeler son nom pour ne pas s’étonner de le voir au milieu de la société la plus distinguée de Paris, et pour comprendre que l’on tolérait ses excentricités de gestes et de langage, auxquelles l’habitude avait d’ailleurs assuré une sorte de prescription ou d’impunité. On le fuyait comme la peste, quoiqu’il ne manquât pas d’ailleurs d’un certain esprit qui pointait çà et là à travers la plus incroyable exubérance de paroles. C’était un de ces êtres vengeurs, aux mains desquels on souhaitait toujours de voir tomber les gens ridicules ou haïssables.
Mme de Lucenay, une des femmes les plus agréables et encore des plus à la mode de Paris, malgré ses trente ans sonnés, avait fait souvent parler d’elle: mais on excusait presque la légèreté de sa conduite en songeant aux insupportables bizarreries de M. de Lucenay.
Un dernier trait de ce caractère fâcheux, c’était une intempérance et un cynisme d’expressions inouïs à propos d’indispositions saugrenues ou d’infirmités impossibles ou absurdes qu’il s’amusait à vous supposer et dont il vous plaignait tout haut devant cent personnes. Parfaitement brave d’ailleurs, et allant au-devant des conséquences de ses mauvaises plaisanteries, il avait donné ou reçu de nombreux coups d’épée sans se corriger davantage.
Ceci posé, nous ferons retentir aux oreilles du lecteur la voix aigre et perçante de M. de Lucenay, qui, du plus loin qu’il aperçut Mme d’Harville et Sarah, se mit à crier:
– Eh bien! eh bien! qu’est-ce que c’est que ça? Qu’est-ce que je vois là? Comment! la plus jolie femme du bal qui se tient à l’écart, est-ce que c’est permis? Faut-il que je revienne des antipodes pour faire cesser un tel scandale? D’abord, si vous continuez de vous dérober à l’admiration générale, marquise, je crie comme un brûlé, je crie à la disparition du plus charmant ornement de cette fête!
Et, pour péroraison, M. de Lucenay se jeta pour ainsi dire à la renverse à côté de la marquise, sur le divan; après quoi il croisa sa jambe gauche sur sa cuisse droite, et prit son pied dans sa main.
– Comment, monsieur, vous voilà déjà de retour de Constantinople! dit Mme d’Harville en se reculant avec impatience.
– Déjà! Vous dites là ce que ma femme a pensé, j’en suis sûr; car elle n’a pas voulu m’accompagner ce soir dans ma rentrée dans le monde. Revenez donc surprendre vos amis pour être reçu comme ça!
– C’est tout simple; il vous était si facile de rester aimable… là-bas…, dit Mme d’Harville avec un demi-sourire.
– C’est-à-dire de rester absent, n’est-ce pas? C’est une horreur, c’est une infamie, ce que vous dites là! s’écria M. de Lucenay en décroisant ses jambes et en frappant sur son chapeau comme sur un tambour de basque.
– Pour l’amour du ciel, M. de Lucenay, ne criez pas si haut et tenez-vous tranquille, ou vous allez nous faire quitter la place, dit Mme d’Harville avec humeur.
– Quitter la place! Ça serait donc pour me donner votre bras et aller faire un tour dans la galerie?
– Avec vous? Certainement non. Voyons, je vous prie, ne touchez pas à ce bouquet; de grâce, laissez aussi cet éventail, vous allez le briser, selon votre habitude…
– Si ce n’est que ça, j’en ai cassé plus d’un, allez! Surtout un magnifique chinois que Mme de Vaudémont avait donné à ma femme.
En disant ces rassurantes paroles, M. de Lucenay tracassait dans un réseau de plantes grimpantes qu’il tirait à lui par petites secousses. Il finit par les détacher de l’arbre qui les soutenait; elles tombèrent, et le duc s’en trouva pour ainsi dire couronné.
Alors ce furent des éclats de rire si glapissants, si fous, si étourdissants, que Mme d’Harville eût fui cet incommode et fâcheux personnage, si elle n’eût pas aperçu M. Charles Robert (le commandant, comme disait Mme Pipelet) qui s’avançait à l’autre extrémité de l’allée. La jeune femme craignait de paraître ainsi aller à sa rencontre, et resta auprès de M. de Lucenay.