– Dites donc, madame Mac-Gregor, je devais joliment avoir l’air d’un dieu Pan, d’une naïade, d’un Sylvain, d’un sauvage sous ce feuillage? dit M. de Lucenay en s’adressant à Sarah, auprès de laquelle il alla brusquement s’étaler. À propos de sauvage, il faut que je vous raconte une histoire outrageusement inconvenante… Figurez-vous qu’à Otaïti…
– Monsieur le duc! lui dit Sarah d’un ton glacial.
– Eh bien! non, je ne vous dirai pas mon histoire; je la garde pour Mme de Fonbonne que voilà.
C’était une grosse petite femme de cinquante ans, très-prétentieuse et très-ridicule, dont le menton touchait la gorge, et qui montrait toujours le blanc de ses gros yeux en parlant de son âme, des langueurs de son âme, des besoins de son âme, des aspirations de son âme. Elle portait ce soir-là un affreux turban d’étoffe de couleur de cuivre, avec un semis de dessins verts.
– Je le garde pour Mme de Fonbonne, s’écria le duc.
– De quoi s’agit-il donc, monsieur le duc? dit Mme de Fonbonne, en minaudant, en roucoulant et en commençant à faire les yeux blancs, comme dit le peuple.
– Il s’agit, madame, d’une histoire horriblement inconvenante, indécente et incongrue.
– Ah! mon Dieu! Et qui est-ce qui oserait? Qui est-ce qui se permettrait?
– Moi, madame; ça ferait rougir un vieux Chamboran. Mais je connais votre goût… Écoutez-moi ça…
– Monsieur…!
– Eh bien! non, vous ne la saurez pas, mon histoire, au fait! Parce qu’après tout, vous qui vous mettez toujours si bien, avec tant de goût, avec tant d’élégance, vous avez ce soir un turban qui, permettez-moi de vous le dire, ressemble, ma parole d’honneur, à une vieille tourtière rongée de vert-de-gris.
Et le duc de rire aux éclats.
– Si vous êtes revenu d’Orient pour recommencer vos absurdes plaisanteries, qu’on vous passe parce que vous êtes à moitié fou, dit la grosse femme irritée, on regrettera fort votre retour, monsieur.
Et elle s’éloigna majestueusement.
– Il faut que je me tienne à quatre pour ne pas aller la décoiffer, cette vilaine précieuse, dit M. de Lucenay, mais je la respecte, elle est orpheline… Ah! ah! ah!… et de rire de nouveau. Tiens! M. Charles Robert! reprit M. de Lucenay. Je l’ai rencontré aux eaux des Pyrénées… C’est un éblouissant garçon, il chante comme un cygne. Vous allez voir, marquise, comme je vais l’intriguer. Voulez-vous que je vous le présente?
– Tenez-vous en repos et laissez-nous tranquilles, dit Sarah.
Pendant que M. Charles Robert s’avançait lentement, ayant l’air d’admirer les fleurs de la serre, M. de Lucenay avait manœuvré assez habilement pour s’emparer du flacon de Sarah, et il s’occupait en silence et avec un soin extrême de démantibuler le bouchon de ce bijou.
M. Charles Robert s’avançait toujours; sa grande taille était parfaitement proportionnée, ses traits d’une irréprochable pureté, sa mise d’une suprême élégance; cependant son visage, sa tournure manquaient de charme, de grâce, de distinction; sa démarche était roide et gênée, ses mains et ses pieds, gros et vulgaires. Lorsqu’il aperçut Mme d’Harville, la régulière nullité de ses traits s’effaça tout à coup sous une expression de mélancolie profonde beaucoup trop subite pour n’être pas feinte; néanmoins ce semblant était parfait. M. Robert avait l’air si affreusement malheureux, si naturellement désolé lorsqu’il s’approcha de Mme d’Harville, que celle-ci ne put s’empêcher de songer aux sinistres paroles de Sarah sur les excès auxquels le désespoir aurait pu le porter.
– Eh! bonjour donc, mon cher monsieur! lui dit M. de Lucenay en l’arrêtant au passage, je n’ai pas eu le plaisir de vous voir depuis notre rencontre aux eaux. Mais qu’est-ce que vous avez donc? Mais comme vous avez l’air souffrant!
Ici M. Charles Robert jeta un long et mélancolique regard sur Mme d’Harville, et répondit au duc, d’une voix plaintivement accentuée:
– En effet, monsieur, je suis souffrant…
– Mon Dieu, mon Dieu, vous ne pouvez donc pas vous débarrasser de votre pituite? lui demanda M. de Lucenay avec l’air du plus sérieux intérêt.
Cette question était si saugrenue, si absurde, qu’un moment M. Charles Robert resta stupéfait, abasourdi; puis, le rouge de la colère lui montant au front, il dit d’un voix ferme et brève à M. de Lucenay:
– Puisque vous prenez tant d’intérêt à ma santé, monsieur, j’espère que vous viendrez savoir demain de mes nouvelles?
– Comment donc, mon cher monsieur… mais certainement, j’enverrai…, dit le duc avec hauteur.
M. Charles Robert fit un demi-salut et s’éloigna.
– Ce qu’il y a de fameux, c’est qu’il n’a pas plus de pituite que le Grand-Turc, dit M. de Lucenay en se renversant de nouveau près de Sarah, à moins que je n’aie deviné sans le savoir. Dites donc, madame Mac-Gregor, est-ce qu’il vous fait l’effet d’avoir la pituite, ce monsieur?
Sarah tourna brusquement le dos à M. de Lucenay sans lui répondre davantage.
Tout ceci s’était passé très-rapidement.
Sarah avait difficilement contenu un éclat de rire.
Mme d’Harville avait affreusement souffert en songeant à l’atroce position d’un homme qui se voit interpellé si ridiculement devant une femme qu’il aime; elle était épouvantée en songeant qu’un duel pouvait avoir lieu; alors, entraînée par un sentiment de pitié irrésistible, elle se leva brusquement, prit le bras de Sarah, rejoignit M. Charles Robert qui ne se possédait pas de rage, et lui dit tout bas en passant près de lui:
– Demain, à une heure… j’irai…
Puis elle regagna la galerie avec la comtesse et quitta le bal.
XVIII Tu viens bien tard, mon ange!
Rodolphe, en se rendant à cette fête pour remplir un devoir de convenance, voulait aussi tâcher de découvrir si ses craintes au sujet de Mme d’Harville étaient fondées et si elle était réellement l’héroïne du récit de Mme Pipelet.
Après avoir quitté le jardin d’hiver avec la comtesse de ***, Rodolphe avait parcouru en vain plusieurs salons, dans l’espoir de rencontrer Mme d’Harville seule. Il revenait à la serre chaude lorsque, un moment arrêté sur la première marche de l’escalier, il fut témoin de la scène rapide qui se passa entre Mme d’Harville et M. Charles Robert après la détestable plaisanterie du duc de Lucenay. Rodolphe surprit un échange de regards très-significatifs. Un secret pressentiment lui dit que ce grand et beau jeune homme était le commandant. Voulant s’en assurer il rentra dans la galerie.
Une valse allait commencer; au bout de quelques minutes, il vit M. Charles Robert debout dans l’embrasure d’une porte. Il paraissait doublement satisfait, et de sa réponse à M. de Lucenay (M. Charles Robert était fort brave, malgré ses ridicules), et du rendez-vous que lui avait donné Mme d’Harville pour le lendemain, bien certain cette fois qu’elle n’y manquerait pas.
Rodolphe alla trouver Murph.
– Tu vois bien ce jeune homme blond, au milieu de ce groupe là-bas?