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– Des tenailles! s’écria le Chourineur.

– Oui, des tenailles.

– Et pour quoi faire?

– Pour te frapper? dit Rodolphe.

– Pour te pincer? dit le Chourineur.

– Ah bien, oui!

– Pour t’arracher les cheveux?

– Vous n’y êtes pas: donnez-vous votre langue aux chiens?

– Je la donne.

– Nous la donnons.

– Eh bien, c’était pour m’arracher une dent [33]!

Le Chourineur poussa un tel blasphème, et l’accompagna d’imprécations si furieuses, que tous les hôtes du tapis-franc se retournèrent avec étonnement.

– Eh bien, qu’est-ce qu’il a donc? dit la Goualeuse.

– Ce que j’ai?… Mais je l’escarperais [34] si je la tenais, la borgnesse!… Où est-elle? dis-le moi. Où est-elle? Si je la trouve, je la refroidis [35]!

Et le regard du bandit s’injecta de sang.

Rodolphe avait partagé l’horreur du Chourineur pour la cruauté de la borgnesse; mais il se demandait par quel phénomène un assassin entrait en fureur en entendant raconter qu’une méchante vieille femme avait voulu, par méchanceté, arracher une dent à un enfant.

Nous croyons ce sentiment de pitié possible, même probable, chez une nature pourtant féroce.

– Et elle te l’a arrachée ta dent, ma pauvre petite, cette vieille misérable? demanda Rodolphe.

– Je crois bien, qu’elle me l’a arrachée!… et pas du premier coup encore! Mon Dieu! y a-t-elle travaillé! Elle me tenait la tête entre les genoux comme dans un étau. Enfin, moitié avec les tenailles, moitié avec ses doigts, elle m’a tiré cette dent: et puis elle m’a dit, pour m’effrayer, bien sûr: «Maintenant, je t’en arracherai une comme ça tous les jours, Pégriotte; et, quand tu n’auras plus de dents, je te ficherai à l’eau: tu seras mangée par les poissons; y se revengeront sur toi de ce que tu as été chercher des vers pour les prendre.» Je me souviens de ça, parce que ça me paraissait injuste… Tiens, comme si c’était pour mon plaisir que j’allais aux vers!

– Ah! la gueuse! casser, arracher les dents à une pauvre petite enfant! s’écria le Chourineur avec un redoublement de fureur.

– Eh bien, après? Est-ce qu’il y paraît maintenant, voyons? dit Fleur-de-Marie.

Et elle entr’ouvrit en souriant une de ses lèvres roses, en montrant deux rangées de petites dents blanches comme des perles.

Était-ce insouciance, oubli, générosité instinctive de la part de cette malheureuse créature? Rodolphe remarqua qu’il n’y eut pas dans son récit un seul mot de haine contre la femme atroce qui l’avait martyrisée.

– Eh bien, après, qu’as-tu fait? reprit le Chourineur.

– Ma foi, j’en ai eu assez comme ça. Le lendemain, au lieu d’aller aux vers, je me suis sauvée du côté du Panthéon. J’ai marché toute la journée de ce côté-là, tant j’avais peur de la Chouette. J ’aurais été au bout du monde plutôt que de retomber dans ses griffes.

«Comme je me trouvais dans des quartiers perdus, je n’avais rencontré personne à qui demander l’aumône, et puis je n’aurais pas osé. Pendant la nuit, j’avais couché dans un chantier, sous des piles de bois. J’étais grosse comme un rat; en me glissant sous une vieille porte, je m’étais nichée au milieu d’un tas d’écorces. La faim me dévorait: j’essayai de mâcher un peu de pelure de bois pour tromper ma fringale, mais je ne pouvais pas: je n’ai pu mordre un peu que sur l’écorce de bouleau: c’était plus tendre. Par là-dessus je me suis endormie. Au jour, entendant du bruit, je me suis encore plus enfoncée sous la pile de bois. Il y faisait presque chaud, comme dans une cave. Si j’avais eu à manger, je n’aurais jamais mieux été de l’hiver.

– C’était comme moi dans un four à plâtre.

– Je n’osais pas sortir du chantier, je me figurais que la Chouette me cherchait partout pour m’arracher les dents et me jeter aux poissons, et qu’elle saurait bien me rattraper si je bougeais de là.

– Tiens, ne m’en parle plus de cette vieille gueuse-là, tu me fais monter le sang aux yeux!

– Enfin, le deuxième jour, j’avais encore mâché un peu d’écorce de bouleau et je commençais à m’endormir, lorsque j’entends aboyer un gros chien. Ça me réveille en sursaut. J’écoute… Le chien aboyait toujours en se rapprochant de la pile de bois. Voilà une autre frayeur qui me galope: heureusement le chien, je ne sais pourquoi, n’osait pas avancer… mais tu vas rire, Chourineur.

– Avec toi, il y a toujours à rire… tu es une brave fille, tout de même. Tiens, vois-tu, maintenant, foi d’homme, je suis fâché de t’avoir battue.

– Pourquoi ne m’aurais-tu pas battue? je n’ai personne pour me défendre…

– Et moi? dit Rodolphe.

– Vous êtes bien bon, monsieur Rodolphe, mais le Chourineur ne savait pas que vous seriez là… ni moi non plus…

– C’est égal, j’en suis pour ce que j’ai dit… je suis fâché de t’avoir battue, reprit le Chourineur.

– Continue ton histoire, mon enfant, reprit Rodolphe.

– J’étais blottie sous la pile de bois, lorsque j’entends un chien aboyer. Pendant que le chien jappait, une grosse voix se met à dire: «Mon chien aboie! il y a quelqu’un de caché dans ce chantier.» «C’est des voleurs», reprend une autre voix… Et «kiss! kiss!» les voilà à agacer leur chien en lui criant: «Pille! pille!»

«Le chien accourt sur moi, j’ai peur d’être mordue, et je me mets à crier de toutes mes forces. «Tiens! dit la voix, on dirait les cris d’un enfant…» On rappelle le chien, on va chercher une lanterne; je sors de mon trou, je me trouve en face d’un gros homme et d’un garçon en blouse. «Qu’est-ce que tu fais dans mon chantier, petite voleuse?» me dit ce gros homme d’un air menaçant. «Mon bon monsieur, je n’ai pas mangé depuis deux jours; je me suis sauvée de chez la Chouette, qui m’a arraché une dent et voulait me jeter aux poissons; ne sachant où coucher, j’ai passé par-dessous votre porte, j’ai dormi la nuit dans vos écorces, sous vos piles de bois, ne croyant faire de mal à personne.»

«Voilà-t-il pas le marchand qui se met à dire à son garçon: «- Je ne suis pas dupe de ça, c’est une petite voleuse, elle vient me voler mes bûches.»

– Ah! le vieux panné! le vieux plâtras! s’écria le Chourineur. Voler ses bûches; et t’avais huit ans!

– C’était une bêtise… car son garçon lui répondit: «Voler vos bûches, bourgeois? Et comment donc qu’elle ferait? Elle n’est pas tant si grosse que la plus petite de vos bûches.»

«- T’as raison, dit le marchand de bois; mais si elle ne vient pas pour son compte, c’est tout de même. Les voleurs ont comme ça des enfants qu’ils envoient espionner et se cacher, pour ouvrir la porte aux autres. Il faut la mener chez le commissaire.»

– Ah! la fichue bête de marchand de bois…

– On me mène chez le commissaire. Je défile mon chapelet; je m’accuse d’être vagabonde; on m’envoie en prison; je suis citée à la correctionnelle; condamnée, toujours comme vagabonde, à rester jusqu’à seize ans dans une maison de correction. Je remercie bien les juges de leur bonté… Dame!… tu penses, dans la prison… j’avais à manger; on ne me battait pas, c’était pour moi un paradis auprès du grenier de la Chouette. De plus, en prison, j’ai appris à coudre. Mais voilà le malheur! j’étais paresseuse et flâneuse; j’aimais mieux chanter que travailler, surtout quand je voyais le soleil… Oh! quand il faisait bien beau dans la cour de la geôle, je ne pouvais pas me retenir de chanter… et alors… comme c’est drôle… à force de chanter, il me semblait que je n’étais plus prisonnière.