Il appartenait par sa naissance au meilleur et au plus grand monde; il était gai, brave, spirituel, bon compagnon, facile à vivre; il donnait d’excellents dîners de garçons et tenait ensuite tous les enjeux qu’on lui proposait. Que fallait-il de plus?
Les femmes l’adoraient; on nombrait à peine ses triomphes de toutes sortes; il était jeune et beau, galant et magnifique dans toutes les occasions où un homme peut l’être avec des femmes du monde; enfin, l’engouement était tel que l’obscurité dont il entourait la source du pactole où il puisait à pleines mains jetait même sur sa vie un certain charme mystérieux; on disait, en souriant in soucieusement: «Il faut que ce diable de Saint-Remy ait trouvé la pierre philosophale!»
En apprenant qu’il s’était fait attacher à la légation de France près le grand-duc de Gerolstein, d’autres personnes avaient pensé que M. de Saint-Remy voulait faire une retraite honorable.
Le comte de *** dit à Rodolphe, en lui présentant M. de Saint-Remy:
– J’ai l’honneur de présenter à Votre Altesse M. le vicomte de Saint-Remy, attaché à la légation de Gerolstein.
Le vicomte salua profondément et dit à Rodolphe:
– Votre Altesse daignera-t-elle excuser l’impatience que j’éprouve de lui faire ma cour? J’ai peut-être eu trop hâte de jouir d’un bonheur auquel j’attachais tant de prix.
– Je serai, monsieur, très-satisfait de vous revoir à Gerolstein… Comptez-vous y aller bientôt?
– Le séjour de Votre Altesse à Paris me rend moins empressé de partir.
– Le paisible contraste de nos cours allemandes vous étonnera beaucoup, monsieur, habitué que vous êtes à la vie de Paris.
– J’ose assurer à Votre Altesse que la bienveillance qu’elle daigne me témoigner, et qu’elle voudra peut-être bien me continuer, m’empêcherait seule de jamais regretter Paris.
– Il ne dépendra pas de moi, monsieur, que vous pensiez toujours ainsi pendant le temps que vous passerez à Gerolstein.
Et Rodolphe fit une légère inclination de tête qui annonçait à M. de Saint-Remy que la présentation était terminée.
Le vicomte salua profondément et se retira.
Rodolphe était très-physionomiste, et sujet à des sympathies ou à des aversions presque toujours justifiées. Après le peu de mots échangés avec M. de Saint-Remy, sans pouvoir s’en expliquer la cause, il éprouva pour lui une sorte d’éloignement involontaire. Il lui trouvait quelque chose de perfidement rusé dans le regard, et une physionomie dangereuse.
Nous retrouverons M. de Saint-Remy dans des circonstances qui contrasteront bien terriblement avec la brillante position qu’il occupait lors de sa présentation à Rodolphe; l’on jugera de la réalité des pressentiments de ce dernier.
Cette présentation terminée, Rodolphe réfléchissant aux bizarres rencontres que le hasard avait amenées, descendit au jardin d’hiver. L’heure du souper était arrivée, les salons devenaient presque déserts; le lieu le plus reculé de la serre chaude se trouvait au bout d’un massif, à l’angle de deux murailles qu’un énorme bananier, entouré de plantes grimpantes, cachait presque entièrement; une petite porte de service, masquée par le treillage, et conduisant à la salle du buffet par un long corridor, était restée entr’ouverte, non loin de cet arbre feuillu.
Abrité par ce paravent de verdure, Rodolphe s’assit en cet endroit. Il était depuis quelques moments plongés dans une rêverie profonde, lorsque son nom, prononcé par une voix bien connue, le fit tressaillir.
Sarah, assise de l’autre côté du massif qui cachait entièrement Rodolphe, causait en anglais avec son frère Tom.
Tom était vêtu de noir. Quoiqu’il n’eût que quelques années de plus que Sarah, ses cheveux étaient presque blancs; son visage annonçait une volonté froide, mais opiniâtre; son accent était bref et tranchant, son regard sombre, sa voix creuse. Cet homme devait être rongé par un grand chagrin ou par une grande haine.
Rodolphe écouta attentivement l’entretien suivant:
– La marquise est allée un instant au bal du baron de Nerval; elle s’est heureusement retirée sans pouvoir parler à Rodolphe, qui la cherchait; car je crains toujours l’influence qu’il exerce sur elle, influence que j’ai eu tant de peine à combattre et à détruire en partie. Enfin cette rivale, que j’ai toujours redoutée par pressentiment, et qui plus tard pouvait tant gêner mes projets… cette rivale sera perdue demain… Écoutez-moi, ceci est grave, Tom…
– Vous vous trompez, jamais Rodolphe n’a songé à la marquise.
– Il est temps maintenant de vous donner quelques explications à ce sujet… Beaucoup de choses se sont passées pendant votre dernier voyage… et, comme il faut agir plus tôt que je ne pensais… ce soir même, en sortant d’ici, cet entretien est indispensable… Heureusement, nous sommes seuls.
– Je vous écoute.
– Avant d’avoir vu Rodolphe, cette femme, j’en suis sûre, n’avait jamais aimé… Je ne sais pour quelle raison elle éprouve un invincible éloignement pour son mari, qui l’adore. Il y a là un mystère que j’ai voulu en vain pénétrer. La présence de Rodolphe avait excité dans le cœur de Clémence mille émotions nouvelles. J’étouffai cet amour naissant par des révélations accablantes sur le prince. Mais le besoin d’aimer était éveillé chez la marquise; rencontrant chez moi ce Charles Robert, elle a été frappée de sa beauté, frappée comme on l’est à la vue d’un tableau; cet homme est malheureusement aussi niais que beau, mais il a quelque chose de touchant dans le regard. J’exaltai la noblesse de son âme, l’élévation de son caractère. Je savais la bonté naturelle de Mme d’Harville; je colorai M. Robert des malheurs les plus intéressants; je lui recommandai d’être toujours mortellement triste, de ne procéder que par soupirs et par hélas! et avant toutes choses de parler peu. Il a suivi mes conseils. Grâce à son talent de chanteur, à sa figure, et surtout à son apparence de tristesse incurable, il s’est fait à peu près aimer de Mme d’Harville, qui a ainsi donné le change à ce besoin d’aimer que la vue de Rodolphe avait seule éveillé en elle. Comprenez-vous, maintenant?
– Parfaitement; continuez.
– Robert et Mme d’Harville ne se voyaient intimement que chez moi; deux fois la semaine nous faisions de la musique à nous trois, le matin. Le beau ténébreux soupirait, disait quelques tendres mots à voix basse; il glissa deux ou trois billets. Je craignais encore plus sa prose que ses paroles; mais une femme est toujours indulgente pour les premières déclarations qu’elle reçoit; celles de mon protégé ne lui nuisirent pas; l’important pour lui était d’obtenir un rendez-vous. Cette petite marquise avait plus de principes que d’amour, ou plutôt elle n’avait pas assez d’amour pour oublier ses principes… À son insu, il existait toujours au fond de son cœur un souvenir de Rodolphe qui veillait pour ainsi dire sur elle et combattait ce faible penchant pour M. Charles Robert… penchant beaucoup plus factice que réel, mais entretenu par son vif intérêt pour les malheurs imaginaires de M. Charles Robert, et par l’exagération incessante de mes louanges à l’égard de cet Apollon sans cervelle. Enfin, Clémence, vaincue par l’air profondément désespéré de son malheureux adorateur, se décida un jour à lui accorder ce rendez-vous si désiré.