– Vous avait-elle donc faite sa confidente?
– Elle m’avait avoué son attachement pour Charles Robert, voilà tout. Je ne fis rien pour en savoir davantage; cela m’eût gênée… Mais lui, ravi de bonheur ou plutôt d’orgueil, me fit part de son bonheur, sans me dire pourtant le jour ni le lieu du rendez-vous.
– Comment l’avez vous connu?
– Karl, par mon ordre, alla le lendemain et le surlendemain de très-bonne heure s’embusquer à la porte de M. Robert et le suivit. Le second jour, vers midi, notre amoureux prit en fiacre le chemin d’un quartier perdu, rue du Temple… Il descendit dans une maison de mauvaise apparence; il y resta une heure et demie environ, puis s’en alla. Karl attendit longtemps pour voir si personne ne sortirait après Charles Robert. Personne ne sortit: la marquise avait manqué à sa promesse. Je le sus le lendemain par l’amoureux, aussi courroucé que désappointé. Je lui conseillai de redoubler de désespoir. La pitié de Clémence s’émut encore; nouveau rendez-vous, mais aussi vain que le premier. Une dernière fois cependant elle vint jusqu’à la porte: c’était un progrès. Vous voyez combien cette femme lutte… Et pourquoi? Parce que, j’en suis sûre, et c’est ce qui cause ma haine elle a toujours au fond du cœur, et à son insu, une pensée pour Rodolphe, qui semble aussi la protéger. Enfin, ce soir la marquise a donné à ce Robert un rendez-vous pour demain; cette fois, je n’en doute pas, elle s’y rendra. Le duc de Lucenay a si grossièrement ridiculisé ce jeune homme que la marquise, bouleversée de l’humiliation de son amant, lui a accordé par pitié ce qu’elle ne lui eût peut-être pas accordé sans cela. Cette fois, je vous le répète, elle tiendra sa promesse.
– Quels sont vos projets?
– Cette femme obéit à une sorte d’intérêt charitable exalté, mais non pas à l’amour; Charles Robert est si peu fait pour comprendre la délicatesse du sentiment qui, ce soir, a dicté la résolution de la marquise, que demain il voudra profiter de ce rendez-vous, et il se perdra complètement dans l’esprit de Clémence, qui se résigne à cette compromettante démarche sans entraînement, sans passion et seulement par pitié. En un mot, je n’en doute pas, elle se rend là pour faire acte de courageux intérêt, mais parfaitement calme et bien sûre de ne pas oublier un moment ses devoirs. Le Charles Robert ne concevra pas cela, la marquise le prendra en aversion; et, son illusion détruite, elle retombera sous l’influence de ses souvenirs de Rodolphe, qui, j’en suis sûre, couvent toujours au fond de son cœur.
– Eh bien?
– Eh bien! je veux qu’elle soit à jamais perdue pour Rodolphe. Il aurait, je n’en doute pas, moi, trahi tôt ou tard l’amitié de M. d’Harville en répondant à l’amour de Clémence; mais il prendra celle-ci en horreur s’il la sait coupable d’une faute dont il n’aura pas été l’objet; c’est un crime impardonnable pour un homme. Enfin, prétextant de l’affection qui le lie à M. d’Harville, il ne reverra jamais cette femme, qui aura si indignement trompé cet ami qu’il aime tant.
– C’est donc le mari que vous voulez prévenir?…
– Oui, et ce soir même, sauf votre avis, du moins. D’après ce que m’a dit Clémence, il a de vagues soupçons, sans savoir sur qui les fixer. Il est minuit, nous allons quitter le bal; vous descendrez au premier café venu, vous écrirez à M. d’Harville que sa femme se rend demain, à une heure, rue du Temple, n° 17, pour une entrevue amoureuse. Il est jaloux: il surprendra Clémence; vous devinez le reste!
– C’est une abominable action, dit froidement le gentilhomme.
– Vous êtes scrupuleux, Tom?
– Tout à l’heure je ferai ce que vous désirez; mais je vous répète que c’est une abominable action.
– Vous consentez néanmoins?
– Oui… ce soir M. d’Harville sera instruit de tout. Et… mais… il me semble qu’il y a quelqu’un là, derrière ce massif! dit tout à coup Tom en s’interrompant et en parlant à voix basse. J’ai cru entendre remuer.
– Voyez donc, dit Sarah avec inquiétude.
Tom se leva, fit le tour du massif, et ne vit personne.
Rodolphe venait de disparaître par la petite porte dont nous avons parlé.
– Je me suis trompé, dit Tom en revenant, il n’y a personne.
– C’est ce qu’il me semblait…
– Écoutez, Sarah, je ne crois pas cette femme aussi dangereuse que vous le pensez pour l’avenir de votre projet; Rodolphe a certains principes qu’il n’enfreindra jamais. La jeune fille qu’il a conduite à cette ferme, il y a six semaines, lui déguisé en ouvrier; cette créature qu’il entoure de soins, à laquelle on donne une éducation choisie, et qu’il a été visiter plusieurs fois, m’inspire des craintes plus fondées. Nous ignorons qui elle est, quoiqu’elle semble appartenir à une classe obscure de la société. Mais la rare beauté dont elle est douée, dit-on, le déguisement que Rodolphe a pris pour la conduire dans ce village, l’intérêt croissant qu’il lui porte, tout prouve que cette affection n’est pas sans importance. Aussi j’ai été au-devant de vos désirs. Pour écarter cet autre obstacle, plus réel, je crois, il a fallu agir avec une extrême prudence, nous bien renseigner sur les gens de la ferme et les habitudes de cette jeune fille… Ces renseignements, je les ai; le moment d’agir est venu; le hasard m’a renvoyé cette horrible vieille qui avait gardé mon adresse. Ses relations avec des gens de l’espèce du brigand qui nous a attaqués lors de notre excursion dans la Cité nous serviront puissamment. Tout est prévu… il n’y aura aucune preuve contre nous… Et d’ailleurs, si cette créature, comme il y paraît, appartient à la classe ouvrière, elle n’hésitera pas entre nos offres et le sort même brillant qu’elle peut rêver, car le prince a gardé le plus profond incognito. Enfin demain cette question sera résolue, sinon… nous verrons…
– Ces deux obstacles écartés… Tom… alors notre grand projet…
– Il offre des difficultés, mais il peut réussir.
– Avouez qu’il aura une heureuse chance de plus, si nous l’exécutons au moment où Rodolphe sera doublement accablé par le scandale de la conduite de Mme d’Harville et par la disparition de cette créature à laquelle il s’intéresse tant.
– Je le crois… Mais si ce dernier espoir nous échappe encore… alors je serai libre…, dit Tom en regardant Sarah d’un air sombre.
– Vous serez libre!…
– Vous ne renouvellerez plus les prières qui, deux fois, ont malgré moi suspendu ma vengeance! Puis, montrant d’un regard le crêpe qui entourait son chapeau et les gants noirs qui entouraient ses mains, Tom ajouta, en souriant d’un air sinistre:
– J’attends toujours, moi… Vous savez bien que je porte ce deuil depuis seize ans… et que je ne le quitterai que si…
Sarah, dont les traits exprimaient une crainte involontaire, se hâta d’interrompre son frère et lui dit avec anxiété:
– Je vous dis que vous serez libre… Tom… car alors cette confiance profonde qui jusqu’ici m’a soutenue dans des circonstances si diverses, parce qu’elle a été justifiée au delà de la prévision humaine… m’aura tout à fait abandonnée. Mais jusque-là il n’est pas de danger si mince en apparence que je ne veuille écarter à tout prix… Le succès dépend souvent des plus petites causes… Des obstacles peu graves peut-être se trouvent sur mon chemin au moment où j’approche du but; je veux avoir le champ libre, je les briserai. Mes moyens sont odieux, soit!… Ai-je été ménagée, moi? s’écria Sarah en élevant involontairement la voix.