– Il n’importe; dès que je serai habillé, va me chercher ce nécessaire, j’irai peut-être à la chasse demain ou après, je veux examiner ces fusils.
– Je les descendrai tout à l’heure.
La chambre remise en ordre, un second valet de chambre vint aider Joseph.
La toilette terminée, le marquis entra dans le cabinet où l’attendaient M. Doublet, son intendant, et un clerc de notaire.
– C’est l’acte que l’on vient lire à M. le marquis, dit l’intendant; il ne reste plus qu’à le signer.
– Vous l’avez lu, monsieur Doublet?
– Oui, monsieur le marquis.
– En ce cas, cela suffit… je signe.
Il signa, le clerc sortit.
– Moyennant cette acquisition, monsieur le marquis, dit M. Doublet d’un air triomphant, votre revenu financier, en belles et bonnes terres, ne va pas à moins de cent vingt-six mille francs en sacs. Savez-vous que cela est rare, monsieur le marquis, un revenu de cent vingt-six mille francs en terres?
– Je suis un homme bien heureux, n’est-ce pas, monsieur Doublet? Cent vingt-six mille francs de rente en terres! Il n’y a pas de félicité pareille!
– Sans compter le portefeuille de monsieur le marquis… sans compter…
– Certainement, et sans compter… tant d’autres bonheurs encore!
– Dieu soit loué! monsieur le marquis, car il ne vous manque rien: jeunesse, richesse, bonté, santé… tous les bonheurs réunis, enfin; et parmi eux, dit M. Doublet en souriant agréablement, ou plutôt à leur tête, je mets celui d’être l’époux de Mme la marquise et d’avoir une charmante petite fille qui ressemble à un chérubin.
M. d’Harville jeta un regard sinistre sur l’intendant.
Nous renonçons à peindre l’expression de sauvage ironie avec laquelle il dit à M. Doublet, en lui frappant familièrement sur l’épaule:
– Avec cent vingt-six mille francs de rente en terres et une femme comme la mienne… et un enfant qui ressemble à un chérubin… il ne reste plus rien à désirer, n’est-ce pas?
– Eh! eh! monsieur le marquis, répondit naïvement l’intendant, il reste à désirer de vivre le plus longtemps possible, pour marier mademoiselle votre fille et être grand-père. Arriver à être grand-père, c’est ce que je souhaite à monsieur le marquis, comme à Mme la marquise d’être grand’mère et arrière-grand’mère.
– Ce bon M. Doublet qui songe à Philémon et Baucis. Il est toujours plein d’à-propos.
– Monsieur le marquis est trop bon. Il n’a rien à m’ordonner?
– Rien. Ah! si, pourtant. Combien avez-vous en caisse?
– Dix-neuf mille trois cents et quelques francs pour le courant, monsieur le marquis, sans compter l’argent déposé à la banque.
– Vous m’apporterez ce matin dix mille francs en or et vous les remettrez à Joseph si je suis sorti.
– Ce matin?
– Ce matin.
– Dans une heure les fonds seront ici. Monsieur le marquis n’a plus rien à me dire?
– Non, monsieur Doublet.
– Cent vingt-six mille francs de rente en sacs, en sacs! répéta l’intendant en s’en allant. C’est un beau jour pour moi que celui-ci; je craignais tant que cette ferme si à notre convenance ne nous échappât!… Votre serviteur, monsieur le marquis.
– Au revoir, monsieur Doublet.
À peine l’intendant fut-il sorti que M. d’Harville tomba sur un fauteuil avec accablement; il appuya ses deux coudes sur son bureau, et cacha sa figure dans ses mains.
Pour la première fois depuis qu’il avait reçu la lettre fatale de Sarah, il put pleurer.
– Oh! disait-il, cruelle dérision de la destinée qui m’a fait riche!… Que mettre dans ce cadre d’or, maintenant? Ma honte! L’infamie de Clémence!… infamie qu’un éclat va faire rejaillir peut-être jusque sur le front de ma fille! Cet éclat… dois-je m’y résoudre, ou dois-je avoir pitié de…
Puis, se levant, l’œil étincelant, les dents convulsivement serrées, il s’écria d’une voix sourde:
– Non, non! du sang, du sang! Le terrible sauve du ridicule! Je comprends maintenant son aversion… la misérable!
Puis, s’arrêtant tout à coup, comme atterré par une réflexion soudaine, il reprit d’une voix sourde:
– Son aversion… oh! je sais bien ce qui la cause: je lui fais horreur, je l’épouvante!
Et après un long silence:
– Mais est-ce ma faute, à moi? Faut-il qu’elle me trompe pour cela? Au lieu de haine, n’est-ce pas la pitié que je mérite? reprit-il en s’animant par degrés. Non, non, du sang!… tous deux, tous deux!… car elle lui a sans doute tout dit à L’AUTRE.
Cette pensée redoubla la fureur du marquis.
Il leva ses deux poings crispés vers le ciel; puis, passant sa main brûlante sur ses yeux, et sentant la nécessité de rester calme devant ses gens, il rentra dans sa chambre à coucher avec une apparente tranquillité: il y trouva Joseph.
– Eh bien! les fusils?
– Les voilà, monsieur le marquis; ils sont en parfait état.
– Je vais m’en assurer. Ma femme a-t-elle sonné?
– Je ne sais pas, monsieur le marquis.
– Va t’en informer.
Le valet de chambre sortit.
M. d’Harville se hâta de prendre dans la boîte à fusils une petite poire à poudre, quelques balles, des capsules; puis il referma le nécessaire et garda la clef. Il alla ensuite à la panoplie, y prit une paire de pistolets de Manton de demi-grandeur, les chargea et les fit facilement entrer dans les poches de sa longue redingote de matin.
À ce moment Joseph rentra.
– Monsieur, on peut entrer chez Mme la marquise.
– Est-ce que Mme d’Harville a demandé sa voiture?
– Non, monsieur le marquis; Mlle Juliette a dit devant moi au cocher de Mme la marquise qui venait demander les ordres pour la matinée que comme il faisait froid et sec, madame sortait à pied… si elle sortait.
– Très-bien. Ah! j’oubliais: si je vais à la chasse, ce sera demain ou après. Dis à Williams de visiter le petit briska vert ce matin même; tu m’entends?
– Oui, monsieur le marquis. Vous ne voulez pas votre canne?
– Non. N’y a-t-il pas une place de fiacres ici près?
– Tout près, au coin de la rue de Lille.
Après un moment d’hésitation et de silence, le marquis reprit:
– Va demander à Mlle Juliette si Mme d’Harville est visible.
Joseph sortit.
– Allons… c’est un spectacle comme un autre. Oui, je veux aller chez elle et observer le masque doucereux et perfide sous lequel cette infâme rêve sans doute l’adultère de tout à l’heure; j’écouterai sa bouche mentir pendant que je lirai le crime dans son cœur déjà vicié. Oui, cela est curieux… voir comment vous regarde, vous parle et vous répond une femme qui, l’instant d’après, va souiller votre nom d’une de ces taches ridicules et horribles qu’on ne lave qu’avec des flots de sang. Fou que je suis! Elle me regardera, comme toujours, le sourire aux lèvres, la candeur au front! Elle me regardera comme elle regarde sa fille en la baisant au front et en lui faisant prier Dieu. Le regard… le miroir de l’âme (et il haussa les épaules avec mépris)! plus il est doux et pudique, plus il est faux et corrompu! Elle le prouve… et j’y ai été pris comme un sot. Ô rage! Avec quel froid et insolent mépris elle devait me contempler à travers ce miroir imposteur, lorsqu’au moment peut-être où elle allait trouver l’autre… je la comblais de preuves d’estime et de tendresse… je lui parlais comme à une jeune mère chaste et sérieuse, en qui j’avais mis l’espoir de toute ma vie. Non! non! s’écria M. d’Harville en sentant sa fureur s’augmenter, non! je ne la verrai pas, je ne veux pas la voir… ni ma fille non plus… je me trahirais, je compromettrais ma vengeance.