En sortant de chez lui, au lieu d’entrer chez Mme d’Harville, il dit seulement à la femme de chambre de la marquise:
– Vous direz à Mme d’Harville que je désirais lui parler ce matin, mais que je suis obligé de sortir pour un moment; si par hasard il lui convenait de déjeuner avec moi, je serai rentré vers midi; sinon qu’elle ne s’occupe pas de moi.
«Pensant que je vais rentrer, elle se croira beaucoup plus libre», se dit M. d’Harville. Et il se rendit à la place de fiacres voisine de sa maison.
– Cocher, à l’heure!
– Oui, bourgeois, il est onze heures et demie. Où allons-nous?
– Rue de Belle-Chasse, au coin de la rue Saint-Dominique, le long du mur d’un jardin qui se trouve là… tu attendras.
– Oui, bourgeois.
M. d’Harville baissa les stores. Le fiacre partit et arriva bientôt presque en face de la maison du marquis. De cet endroit, personne ne pouvait sortir de chez lui sans qu’il le vît.
Le rendez-vous accordé par sa femme était pour une heure; l’œil ardemment fixé sur la porte de sa demeure, il attendit.
Sa pensée était entraînée par un torrent de colères si effrayantes et si vertigineuses que le temps lui semblait passer avec une incroyable rapidité.
Midi sonnait à Saint-Thomas-d’Aquin, lorsque la porte de l’hôtel d’Harville s’ouvrit lentement, et la marquise sortit.
– Déjà!… Ah! quelle attention! Elle craint de faire attendre l’autre!… se dit le marquis avec une ironie farouche.
Le froid était vif, le pavé sec.
Clémence portait un chapeau noir recouvert d’un voile de blonde de la même couleur, et une douillette de soie raisin de Corinthe; son immense châle de cachemire bleu foncé retombait jusqu’au volant de sa robe, qu’elle releva légèrement et gracieusement pour traverser la rue.
Grâce à ce mouvement, on vit jusqu’à la cheville son petit pied étroit et cambré, merveilleusement chaussé d’une bottine de satin turc.
Chose étrange, malgré les terribles idées qui le bouleversaient, M. d’Harville remarqua dans ce moment le pied de sa femme, qui ne lui avait jamais paru plus coquet et plus joli. Cette vue exaspéra sa fureur; il sentit jusqu’au vif les morsures aiguës de la jalousie sensuelle… il vit l’autre à genoux, portant avec ivresse ce pied charmant à ses lèvres. En une seconde, toutes les ardentes folies de l’amour, de l’amour passionné, se peignirent à sa pensée en traits de flamme.
Et alors, pour la première fois de sa vie, il ressentit au cœur une affreuse douleur physique, un élancement profond, incisif, pénétrant, qui lui arracha un cri sourd. Jusqu’alors son âme seule avait souffert, parce que jusqu’alors il n’avait songé qu’à la sainteté des devoirs outragés.
Son impression fut si cruelle qu’il put à peine dissimuler l’altération de sa voix pour parler au cocher, en soulevant à demi le store.
– Tu vois bien cette dame en châle bleu et en chapeau noir, qui marche le long du mur?
– Oui, bourgeois.
– Marche au pas, et suis-la… Si elle va à la place des fiacres où je t’ai pris, arrête-toi, et suis la voiture où elle montera.
– Oui, bourgeois… Tiens, tiens, c’est amusant!
Mme d’Harville se rendit en effet à la place des fiacres et monta dans une de ces voitures.
Le cocher de M. d’Harville la suivit.
Les deux fiacres partirent.
Au bout de quelque temps, au grand étonnement du marquis, son cocher prit le chemin de l’église de Saint-Thomas-d’Aquin, et bientôt il s’arrêta.
– Eh bien! que fais-tu?
– Bourgeois, la dame vient de descendre à l’église… Sapristi!… jolie petite jambe tout de même… C’est très-amusant.
Mille pensées diverses agitèrent M. d’Harville; il crut d’abord que sa femme, remarquant qu’on la suivait, voulait dérouter les poursuites. Puis il songea que peut-être la lettre qu’il avait reçue était une calomnie indigne… Si Clémence était coupable, à quoi bon cette fausse apparence de piété? N’était-ce pas une dérision sacrilège?
Un moment M. d’Harville eut une lueur d’espoir, tant il y avait de contraste entre cette apparente piété et la démarche dont il accusait sa femme.
Cette consolante illusion ne dura pas longtemps.
Son cocher se pencha et lui dit:
– Bourgeois, la petite dame remonte en voiture.
– Suis-la…
– Oui, bourgeois! Très-amusant! très-amusant!…
Le fiacre gagna les quais, l’Hôtel-de-Ville, la rue Sainte-Avoye, et enfin la rue du Temple.
– Bourgeois, dit le cocher en se retournant vers M. d’Harville, le camarade vient d’arrêter au n° 17, nous sommes au 13, faut-il arrêter aussi?
– Oui!…
– Bourgeois, la petite dame vient d’entrer dans l’allée du n° 17.
– Ouvre-moi.
– Oui, bourgeois…
Quelques secondes après, M. d’Harville entrait dans l’allée sur les pas de sa femme.
XX Un ange
Mme d’Harville entra dans la maison.
Attirés par la curiosité, Mme Pipelet, Alfred et l’écaillère étaient groupés sur le seuil de la porte de la loge.
L’escalier était si sombre qu’en arrivant du dehors on ne pouvait l’apercevoir; la marquise, obligée de s’adresser à Mme Pipelet, lui dit d’une voix altérée, presque défaillante:
– M. Charles… madame?…
– Monsieur… qui? répéta la vieille, feignant de n’avoir pas entendu, afin de donner le temps à son mari et à l’écaillère d’examiner les traits de la malheureuse femme à travers son voile.
– Je demande… M. Charles… madame, répéta Clémence d’une voix tremblante, et en baissant la tête pour tâcher de dérober ses traits aux regards qui l’examinaient avec une insolente curiosité.
– Ah! M. Charles! à la bonne heure… vous parlez si bas que je n’avais pas entendu… Eh bien! ma petite dame, puisque vous allez chez M. Charles, beau jeune homme tout de même… montez tout droit, c’est la porte en face.
La marquise, accablée de confusion, mit le pied sur la première marche.
– Eh! eh! eh! ajouta la vieille en ricanant, il paraît que c’est pour tout de bon aujourd’hui. Vive la noce! et allez donc!
– Ça n’empêche pas qu’il est amateur, le commandant, reprit l’écaillère, elle n’est pas piquée des vers, sa Margot…