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S’il ne lui avait pas fallu passer de nouveau devant la loge où se tenaient ces créatures, Mme d’Harville, mourant de honte et de frayeur, serait redescendue à l’instant même. Elle fit un dernier effort et arriva sur le palier.

Quelle fut sa stupeur!… Elle se trouva face à face avec Rodolphe, qui, lui mettant une bourse dans la main, lui dit précipitamment:

– Votre mari sait tout, il vous suit…

À ce moment on entendit la voix aigre de Mme Pipelet s’écrier:

– Où allez-vous, monsieur?

– C’est lui! dit Rodolphe; et il ajouta rapidement, en poussant pour ainsi dire Mme d’Harville vers l’escalier du second étage: Montez au cinquième; vous veniez secourir une famille malheureuse; ils s’appellent Morel…

– Monsieur, vous me passerez sur le corps plutôt que de monter sans dire où vous allez! s’écria Mme Pipelet en barrant le passage à M. d’Harville.

Voyant, du bout de l’allée, sa femme parler à la portière, il s’était aussi arrêté un moment.

– Je suis avec cette dame… qui vient d’entrer, dit le marquis.

– C’est différent, alors passez.

Ayant entendu un bruit inusité, M. Charles Robert entrebâilla sa porte. Rodolphe entra brusquement chez le commandant et s’y renferma avec lui au moment où M. d’Harville arrivait sur le palier. Rodolphe craignant, malgré l’obscurité, d’être reconnu par le marquis, avait profité de cette occasion de lui échapper sûrement.

M. Charles Robert, magnifiquement vêtu de sa robe de chambre à ramages et de son bonnet de velours brodé, resta stupéfait à la vue de Rodolphe, qu’il n’avait pas aperçu la veille à l’ambassade, et qui était en ce moment vêtu plus que modestement.

– Monsieur, que signifie?

– Silence, dit Rodolphe à voix basse, et avec une telle expression d’angoisse que M. Charles Robert se tut.

Un bruit violent, comme celui d’un corps qui tombe et qui roule sur plusieurs degrés, retentit dans le silence de l’escalier.

– Le malheureux l’a tuée! s’écria Rodolphe.

– Tuée!… qui? Mais que se passe-t-il donc ici? dit M. Charles Robert à voix basse et en pâlissant.

Sans lui répondre, Rodolphe entr’ouvrit la porte.

Il vit descendre en se hâtant et en boitant le petit Tortillard; il tenait à la main la bourse de soie rouge que Rodolphe venait de donner à Mme d’Harville.

Tortillard disparut.

On entendit le pas léger de Mme d’Harville et les pas plus pesants de son mari, qui continuait de la suivre aux étages supérieurs.

Ne comprenant pas comment Tortillard avait cette bourse en sa possession, mais un peu rassuré, Rodolphe dit à M. Robert:

– Ne sortez pas d’ici, vous avez failli tout perdre…

– Mais enfin, monsieur, reprit M. Robert d’un ton impatient et courroucé, me direz-vous ce que cela signifie? Qui vous êtes et de quel droit?…

– Cela signifie, monsieur, que M. d’Harville sait tout, qu’il a suivi sa femme jusqu’à votre porte, et qu’il la suit là-haut!

– Ah! mon Dieu, mon Dieu! s’écria Charles Robert en joignant les mains avec épouvante. Mais qu’est-ce qu’elle va faire là-haut?

– Peu vous importe; restez chez vous et ne sortez pas avant que la portière vous avertisse.

Laissant M. Robert aussi effrayé que stupéfait, Rodolphe descendit à la loge.

– Eh bien! dites donc, s’écria Mme Pipelet d’un air rayonnant, ça chauffe, ça chauffe! Il y a un monsieur qui suit la petite dame. C’est sans doute le mari, le jaunet; j’ai deviné ça tout de suite, je l’ai fait monter. Il va se massacrer avec le commandant, ça fera du bruit dans le quartier, on fera queue pour venir voir la maison comme on a été voir le n° 36, où il s’est commis un assassin.

– Ma chère madame Pipelet, voulez-vous me rendre un grand service? (Et Rodolphe mit cinq louis dans la main de la portière.) Lorsque cette petite dame va descendre… demandez-lui comment vont les pauvres Morel; dites-lui qu’elle fait une bonne œuvre en les secourant, ainsi qu’elle l’avait promis en venant prendre des informations sur eux.

Mme Pipelet regardait l’argent et Rodolphe avec stupeur.

– Comment… monsieur, cet or… c’est pour moi?… et cette petite dame… elle n’est donc pas chez le commandant?

– Le monsieur qui la suit est le mari. Avertie à temps, la pauvre femme a pu monter chez les Morel, à qui elle a l’air d’apporter des secours; comprenez-vous?

– Si je comprends!… Il faut que je vous aide à enfoncer le mari… ça me va… comme un gant!… Eh! eh! eh! on dirait que je n’ai fait que ça toute ma vie… dites donc!…

Ici on vit le chapeau tromblon de M. Pipelet se redresser brusquement dans la pénombre de la loge.

– Anastasie, dit gravement Alfred, voilà que tu ne respectes rien du tout sur la terre, comme M. César Bradamanti; il est des choses qu’on ne doit jamais mécaniser, même dans le charme de l’intimité…

– Voyons, voyons, vieux chéri, ne fais pas la bégueule et les yeux en boule de loto… tu vois bien que je plaisante. Est-ce que tu ne sais pas qu’il n’y a personne au monde qui puisse se vanter de… Enfin suffit… Si j’oblige cette jeunesse, c’est pour obliger notre nouveau locataire qui est si bon. Puis, se retournant vers Rodolphe: Vous allez me voir travailler!… voulez-vous rester là dans le coin derrière le rideau?… Tenez, justement je les entends.

Rodolphe se hâta de se cacher.

M. et Mme d’Harville descendaient. Le marquis donnait le bras à sa femme.

Lorsqu’ils arrivèrent en face de la loge, les traits de M. d’Harville exprimaient un bonheur profond, mêlé d’étonnement et de confusion.

Clémence était calme et pâle.

– Eh bien! ma bonne petite dame…, s’écria Mme Pipelet en sortant de sa loge, vous les avez vus, ces pauvres Morel? J’espère que ça fend le cœur? Ah! mon Dieu! c’est une bien bonne œuvre que vous faites là… Je vous l’avais dit qu’ils étaient fameusement à plaindre, la dernière fois que vous êtes venue aux informations! Soyez tranquille, allez, vous n’en ferez jamais assez pour de si braves gens… n’est-ce pas, Alfred?

Alfred, dont la pruderie et la droiture naturelle se révoltaient à l’idée d’entrer dans ce complot anticonjugal, répondit vaguement par une sorte de grognement négatif.

Mme Pipelet reprit:

– Alfred a sa crampe au pylore, c’est ce qui fait qu’on ne l’entend pas; sans cela il vous dirait, comme moi, que ces pauvres gens vont bien prier le bon Dieu pour vous, ma digne dame!

M. d’Harville regardait sa femme avec admiration et répétait:

– Un ange! un ange! Oh! la calomnie!

– Un ange? Vous avez raison, monsieur, et un bon ange du bon Dieu encore!

– Mon ami, partons, dit Mme d’Harville, qui souffrait horriblement de la contrainte qu’elle s’imposait depuis son entrée dans cette maison; elle sentait ses forces à bout.

– Partons, dit le marquis.

Il ajouta, au moment de sortir de l’allée:

– Clémence, j’ai bien besoin de pardon et de pitié!…