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– Qui n’en a pas besoin? dit la jeune femme avec un soupir.

Rodolphe sortit de sa retraite, profondément ému de cette scène de terreur mélangée de ridicule et de grossièreté, dénoûment bizarre d’un drame mystérieux qui avait soulevé tant de passions diverses.

– Eh bien! dit Mme Pipelet, j’espère que je l’ai joliment fait aller, le jaunet? Il mettrait maintenant sa femme sous cloche… Pauvre cher homme… Et vos meubles, monsieur Rodolphe, on ne les a pas apportés.

– Je vais m’en occuper… Vous pouvez maintenant avertir le commandant qu’il peut descendre…

– C’est vrai… Dites donc, en voilà une farce!… Il paraît qu’il a loué son appartement pour le roi de Prusse… C’est bien fait… avec ses mauvais douze francs par mois…

Rodolphe sortit.

– Dis donc, Alfred, dit Mme Pipelet, au tour du commandant, maintenant… Je vais joliment rire!

Et elle monta chez M. Charles Robert: elle sonna; il ouvrit.

– Commandant (et Anastasie porta militairement le dos de sa main à sa perruque), je viens vous déprisonner… Ils sont partis bras dessus bras dessous, le mari et la femme, à votre nez et à votre barbe. C’est égal, vous en réchappez d’une belle… grâce à M. Rodolphe; vous lui devez une fière chandelle!…

– C’est ce monsieur mince, à moustaches, qui est M. Rodolphe?

– Lui-même.

– Qu’est-ce que c’est que cet homme-là?

– Cet homme-là…, s’écria Mme Pipelet d’un air courroucé, il en vaut bien un autre! deux autres! C’est un commis voyageur, locataire de la maison, qui n’a qu’une pièce et qui ne lésine pas, lui… il m’a donné six francs pour son ménage; six francs et du premier coup… encore! six francs sans marchander!

– C’est bon… c’est bon… tenez, voilà la clef.

– Faudra-t-il faire du feu demain, commandant?

– Non!

– Et après-demain?

– Non! non!

– Eh bien! commandant, vous souvenez-vous? Je vous l’avais bien dit que vous ne feriez pas vos frais.

M. Charles Robert jeta un regard méprisant sur la portière et sortit, ne pouvant comprendre comment un commis voyageur, M. Rodolphe, s’était trouvé instruit de son rendez-vous avec la marquise d’Harville.

Au moment où il sortit de l’allée, il se rencontra avec le petit Tortillard qui arrivait clopinant.

– Te voilà, mauvais sujet, dit Mme Pipelet.

– La borgnesse n’est pas venue me chercher? demanda l’enfant à la portière, sans lui répondre.

– La Chouette? Non, vilain monstre. Pourquoi donc qu’elle viendrait te chercher?

– Tiens, pour me mener à la campagne, donc! dit Tortillard en se balançant à la porte de la loge.

– Et ton maître?

– Mon père a demandé à M. Bradamanti de me donner congé aujourd’hui… pour aller à la campagne… à la campagne… à la campagne…, psalmodia le fils de Bras-Rouge en chantonnant et en tambourinant sur les carreaux de la loge.

– Veux-tu finir, scélérat… tu vas casser mes vitres! Mais voilà un fiacre.

– Ah! ben! c’est la Chouette, dit l’enfant; quel bonheur d’aller en voiture!

En effet, à travers la glace, et sur le store rouge opposé, on vit se dessiner le profil glabre et terreux de la borgnesse.

Elle fit signe à Tortillard, il accourut.

Le cocher lui ouvrit la portière, il monta dans le fiacre.

La Chouette n’était pas seule.

Dans l’autre coin de la voiture, enveloppé dans un vieux manteau à collet fourré, les traits à demi cachés par un bonnet de soie noire qui tombait sur ses sourcils… on apercevait le Maître d’école.

Ses paupières rouges laissaient voir, pour ainsi dire, deux yeux blancs, immobiles, sans prunelles, et qui rendaient plus effrayant encore son visage couturé, que le froid marbrait de cicatrices violâtres et livides…

– Allons, môme, couche-toi sur les arpions de mon homme, tu lui tiendras chaud, dit la borgnesse à Tortillard, qui s’accroupit comme un chien entre les jambes du Maître d’école et de la Chouette.

– Maintenant, dit le cocher du fiacre, à la gernaffle [91] de Bouqueval! n’est-ce pas, la Chouette? Tu verras que je sais trimbaler une voite [92].

– Et surtout riffaude ton gaye [93], dit le Maître d’école.

– Sois tranquille, sans-mirettes [94], il défouraillera [95] jusqu’à la traviole [96].

– Veux-tu que je te donne une médecine [97]? dit le Maître d’école.

– Laquelle? répond le cocher.

– Prends de l’air en passant devant les sondeurs [98]; ils pourraient te reconnaître, tu as été longtemps rôdeur des barrières.

– J’ouvrirai l’œil, dit l’autre en montant sur son siège.

Si nous rapportons ce hideux langage, c’est qu’il prouve que le cocher improvisé était un brigand, digne compagnon du Maître d’école.

La voiture quitta la rue du Temple.

Deux heures après, à la tombée du jour, ce fiacre, renfermant le Maître d’école, la Chouette et Tortillard, s’arrêta devant une croix de bois marquant l’embranchement d’un chemin creux et désert qui conduisait à la ferme de Bouqueval, où se trouvait la Goualeuse, sous la protection de Mme Georges.

XXI Idylle

Cinq heures sonnaient à l’église du petit village de Bouqueval; le froid était vif, le ciel clair; le soleil s’abaissant lentement derrière les grands bois effeuillés qui couronnent les hauteurs d’Écouen, empourprait l’horizon et jetait ses rayons pâles et obliques sur les vastes plaines durcies par la gelée.

Aux champs, chaque saison offre presque toujours des aspects charmants.

Tantôt la neige éblouissante change la campagne en d’immenses paysages d’albâtre qui déploient leurs splendeurs immaculées sur un ciel d’un gris rose.

Alors, quelquefois à la brune, gravissant la colline ou descendant la vallée, le fermier attardé rentre au logis: cheval, manteau, chapeau, tout est couvert de neige; âpre est la froidure, glaciale est la bise, sombre est la nuit qui s’avance; mais là-bas, au milieu des arbres dépouillés, les petites fenêtres de la ferme sont gaiement éclairées; sa haute cheminée de briques jette au ciel une épaisse colonne de fumée qui dit au métayer qu’on attend: foyer pétillant, souper rustique; puis après, veillée babillarde, nuit paisible et chaude, pendant que le vent siffle au-dehors et que les chiens des métairies éparses dans la plaine aboient et se répondent au loin.