Выбрать главу

Tous deux arrivèrent près de la cheminée.

D’abord Lysandre gronda sourdement; mais, ayant flairé un instant le Maître d’école, il poussa tout à coup cette sorte d’aboiement lugubre qui fait dire communément que les chiens hurlent à la mort.

«Enfer! se dit le Maître d’école. Est-ce donc le sang qu’ils flairent, ces maudits animaux? J’avais ce pantalon-là pendant la nuit de l’assassinat du marchand de bœufs…»

– Tiens, c’est étonnant, dit tout bas Jean-René, le vieux Lysandre qui hurle à la mort en sentant le bonhomme!

Alors il arriva une chose étrange.

Les cris de Lysandre étaient si perçants, si plaintifs que les autres chiens l’entendirent (la cour de la ferme n’étant séparée de la cuisine que par une fenêtre vitrée), et, selon l’habitude de la race canine, ils répétèrent à l’envi ces gémissements lamentables.

Quoique peu superstitieux, les métayers s’entre-regardèrent presque avec effroi.

En effet, ce qui se passait était singulier.

Un homme qu’ils n’avaient pu envisager sans horreur entrait dans la ferme. Les animaux jusqu’alors paisibles devenaient furieux et jetaient ces clameurs sinistres qui, selon les croyances populaires, prédisent les approches de la mort.

Le brigand lui-même, malgré son endurcissement, malgré son audace infernale, tressaillit un moment en entendant ces hurlements funèbres, mortuaires… qui éclataient à son arrivée, à lui… assassin.

Tortillard, sceptique, effronté comme un enfant de Paris, corrompu pour ainsi dire à la mamelle, resta seul indifférent à l’effet moral de cette scène. Délivré de la crainte d’être mordu, cet avorton railleur se moqua de ce qui atterrait les habitants de la ferme et de ce qui faisait frissonner le Maître d’école.

La première stupeur passée, Jean-René sortit, et l’on entendit bientôt les claquements de son fouet, qui dissipèrent les lugubres pressentiments de Turc, de Sultan et de Médor. Peu à peu les visages contristés des laboureurs se rassérénèrent. Au bout de quelques moments l’épouvantable laideur du Maître d’école leur inspira plus de pitié que d’horreur; ils plaignirent le petit boiteux de son infirmité, lui trouvèrent une mine futée très-intéressante et le louèrent beaucoup des soins empressés qu’il prodiguait à son père.

L’appétit des laboureurs, un moment oublié, se réveilla avec une nouvelle énergie, et l’on n’entendit pendant quelques instants que le bruit des fourchettes.

Tout en s’escrimant de leur mieux sur leurs mets rustiques, métayers et métayères remarquaient avec attendrissement les prévenances de l’enfant pour l’aveugle, auprès duquel on l’avait placé. Tortillard lui préparait ses morceaux, lui coupait son pain, lui versait à boire avec une attention toute filiale.

Ceci était le beau côté de la médaille, voici le revers:

Autant par cruauté que par l’esprit d’imitation naturel à son âge, Tortillard trouvait une jouissance cruelle à tourmenter le Maître d’école, à l’exemple de la Chouette, qu’il était fier de copier ainsi, et qu’il aimait avec une sorte de dévouement. Comment cet enfant pervers sentait-il le besoin d’être aimé? Comment se trouvait-il heureux du semblant d’affection que lui témoignait la borgnesse? Comment pouvait-il, enfin, s’émouvoir au lointain souvenir des caresses de sa mère? C’était encore une de ces fréquentes et nombreuses anomalies qui, de temps à autre, protestent heureusement contre l’unité dans le vice.

Nous l’avons dit, éprouvant, ainsi que la Chouette, un charme extrême à avoir, lui chétif, pour bête de souffrance un tigre muselé… Tortillard, assis à la table des laboureurs, eut la méchanceté de vouloir raffiner son plaisir en forçant le Maître d’école à supporter ses mauvais traitements sans sourciller.

Il compensa donc chacune de ses attentions ostensibles pour son père supposé par un coup de pied souterrain particulièrement adressé à une plaie très-ancienne que le Maître d’école, comme beaucoup de forçats, avait à la jambe droite, à l’endroit où pesait l’anneau de sa chaîne pendant son séjour au bagne.

Il fallut à ce brigand un courage d’autant plus stoïque pour cacher sa souffrance à chaque atteinte de Tortillard que ce petit monstre, afin de mettre sa victime dans une position plus difficile encore, choisissait pour ses attaques tantôt le moment où le Maître d’école buvait, tantôt le moment où il parlait.

Néanmoins l’impassibilité de ce dernier ne se démentit pas; il contint merveilleusement sa colère et sa douleur, pensant (et le fils de Bras-Rouge y comptait bien) qu’il serait très-dangereux pour le succès de ses desseins de laisser deviner ce qui se passait sous la table.

– Tiens, pauvre papa, voilà une noix tout épluchée, dit Tortillard en mettant dans l’assiette du Maître d’école un de ces fruits soigneusement détaché de sa coque.

– Bien, mon enfant, dit le père Châtelain; puis, s’adressant au brigand: Vous êtes sans doute bien à plaindre, brave homme; mais vous avez un si bon fils… que cela doit vous consoler un peu!

– Oui, oui, mon malheur est grand; et sans la tendresse de mon cher enfant… je…

Le Maître d’école ne put retenir un cri aigu. Le fils de Bras-Rouge avait cette fois rencontré le vif de la plaie; la douleur fut intolérable.

– Mon Dieu!… Qu’as-tu donc, pauvre papa? s’écria Tortillard d’une voix larmoyante, et, se levant, il se jeta au cou du Maître d’école.

Dans son premier mouvement de colère et de rage, le brigand voulut étouffer le petit boiteux entre ses bras d’Hercule et le pressa si violemment contre sa poitrine que l’enfant, perdant sa respiration, laissa entendre un sourd gémissement.

Mais, réfléchissant aussitôt qu’il ne pouvait se passer de Tortillard, le Maître d’école se contraignit et le repoussa sur sa chaise.

Dans tout ceci les paysans ne virent qu’un échange de tendresses paternelles et filiales: la pâleur et la suffocation de Tortillard leur parurent causées par l’émotion de ce bon fils.

– Qu’avez-vous donc, mon brave? demanda le père Châtelain. Votre cri de tout à l’heure a fait pâlir votre enfant… Pauvre petit… Tenez, il peut à peine respirer!

– Ce n’est rien, répondit le Maître d’école en reprenant son sang-froid. Je suis de mon état serrurier-mécanicien; il y a quelque temps, en travaillant au marteau une barre de fer rougie, je l’ai laissée tomber sur mes jambes, et je me suis fait une brûlure si profonde qu’elle n’est pas encore cicatrisée… Tout à l’heure je me suis heurté au pied de la table, et je n’ai pu retenir un cri de douleur.

– Pauvre papa! dit Tortillard, remis de son émotion et jetant un regard diabolique sur le Maître d’école, pauvre papa! C’est pourtant vrai, mes bons messieurs, on n’a jamais pu le guérir de sa jambe… Hélas! non, jamais! Oh! je voudrais bien avoir son mal, moi… pour qu’il ne l’ait plus, ce pauvre papa…

Les femmes regardèrent Tortillard avec attendrissement.

– Eh bien! mon brave homme, reprit le père Châtelain, il est malheureux pour vous que vous ne soyez pas venu à la ferme il y a trois semaines, au lieu d’y venir ce soir.

– Pourquoi cela?

– Parce que nous avons eu ici, pendant quelques jours, un docteur de Paris qui a un remède souverain pour les maux de jambe. Une bonne vieille femme du village ne pouvait pas marcher depuis trois ans; le docteur lui a mis de son onguent sur ses blessures. À présent, elle court comme un Basque, et elle se promet, au premier jour, d’aller à pied remercier son sauveur, allée des Veuves, à Paris… Vous voyez que d’ici il y a un bon bout de chemin. Mais qu’est-ce que vous avez donc? Encore cette maudite blessure?