Ces mots, «allée des Veuves», rappelaient de si terribles souvenirs au Maître d’école, qu’il n’avait pu s’empêcher de tressaillir et de contracter ses traits hideux.
– Oui, répondit-il en se remettant, encore un élancement…
– Bon papa, sois tranquille, je te bassinerai bien soigneusement ta jambe ce soir, dit Tortillard.
– Pauvre petit! dit Claudine, aime-t-il son père!
– C’est vraiment dommage, reprit le père Châtelain en s’adressant au Maître d’école, que ce digne médecin ne soit pas ici; mais, j’y pense, il est aussi charitable que savant; en retournant à Paris, faites-vous conduire chez lui par votre petit garçon, il vous guérira, j’en suis sûr; son adresse n’est pas difficile à retenir: allée des Veuves, n° 17. Si vous oubliez le numéro… peu importe, ils ne sont pas beaucoup de médecins dans cet endroit-là, et surtout de médecins nègres… car figurez-vous qu’il est nègre, cet excellent docteur David.
Les traits du Maître d’école étaient tellement couturés de cicatrices que l’on ne put s’apercevoir de sa pâleur.
Il pâlit pourtant… pâlit affreusement en entendant d’abord citer le numéro de la maison de Rodolphe, et ensuite parler de David… le docteur noir…
De ce Noir qui, par ordre de Rodolphe, lui avait infligé un supplice épouvantable, dont à chaque instant il subissait des terribles conséquences.
La journée était funeste au Maître d’école.
Le matin, il avait enduré les tortures de la Chouette et du fils de Bras-Rouge; il arrive à la ferme, les chiens hurlent à la mort à son aspect homicide et veulent le dévorer; enfin le hasard le conduit dans une maison où quelques jours auparavant se trouvait son bourreau.
Séparément, ces circonstances auraient suffi pour exciter tour à tour la rage ou la crainte de ce brigand; mais, se précipitant dans l’espace de quelques heures, elles lui portèrent un coup violent.
Pour la première fois de sa vie, il éprouva une sorte de terreur superstitieuse… il se demanda si le hasard amenait seul des incidents si étranges.
Le père Châtelain, ne s’étant pas aperçu de la pâleur du Maître d’école, reprit:
– Du reste, mon brave homme, lorsque vous partirez, on donnera l’adresse du docteur à votre fils, et ce sera obliger M. David que le mettre à même de rendre service à quelqu’un: il est si bon, si bon! C’est dommage qu’il ait toujours l’air triste… Mais, tenez, buvons un coup à la santé de votre futur sauveur.
– Merci, je n’ai plus soif, dit le Maître d’école d’un air sombre.
– Bois donc, cher bon papa, bois donc, ça te fera du bien… à ton pauvre estomac, ajouta Tortillard en mettant le verre dans les mains de l’aveugle.
– Non, non, je ne veux plus boire, dit celui-ci.
– Ce n’est plus du cidre que je vous ai versé, mais du vieux vin, dit le laboureur. Il y a bien des bourgeois qui n’en boivent pas de pareil. Dame! ce n’est pas une ferme comme une autre que celle-ci. Qu’est-ce que vous dites de notre ordinaire?
– Il est très-bon, répondit machinalement le Maître d’école de plus en plus absorbé dans de sinistres pensées.
– Eh bien! c’est tous les jours comme ça: bon travail et bon repas, bonne conscience et bon lit; en quatre mots, voilà notre vie: nous sommes sept cultivateurs ici, et, sans nous vanter, nous faisons autant de besogne que quatorze, mais on nous paye comme quatorze. Aux simples laboureurs, cent cinquante écus par an; aux laitières et aux filles de ferme, soixante écus! Et à partager entre nous un cinquième des produits de la ferme. Dame! vous comprenez que nous ne laissons pas la terre un brin se reposer, car la pauvre vieille nourricière, tant plus elle produit, tant plus nous avons.
– Votre maître ne doit guère s’enrichir en vous avantageant de la sorte, dit le Maître d’école.
– Notre maître!… Oh! ça n’est pas un maître comme les autres. Il a une manière de s’enrichir qui n’est qu’à lui.
– Que voulez-vous dire? demanda l’aveugle, qui désirait engager la conversation pour échapper aux noires idées qui le poursuivaient; votre maître est donc bien extraordinaire?
– Extraordinaire en tout, mon brave homme; mais, tenez, le hasard vous a amené ici, puisque ce village est éloigné de tout grand chemin. Vous n’y reviendrez sans doute jamais; vous ne le quitterez pas du moins sans savoir ce qu’est notre maître et ce qu’il fait de cette ferme; en deux mots, je vas vous dire ça, à condition que vous le répéterez à tout le monde. Vous verrez, c’est aussi bon à dire qu’à entendre.
– Je vous écoute, reprit le Maître d’école.
VI Une ferme modèle
– Et vous ne serez pas fâché de m’avoir entendu, dit le père Châtelain au Maître d’école. Figurez-vous qu’un jour notre maître s’est dit: «Je suis très-riche, c’est bon; mais, comme ça ne me fait pas dîner deux fois, si je faisais dîner ceux qui ne dînent pas du tout, et dîner mieux de braves gens qui ne mangent pas à leur faim?… Ma foi, ça me va: vite à l’œuvre!» Et notre maître s’est mis à l’œuvre. Il a acheté cette ferme, qui alors n’avait pas un grand faire-valoir, et n’employait guère plus de deux charrues: je sais cela, je suis né ici. Notre maître a augmenté les terres, vous saurez tout à l’heure pourquoi. À la tête de la ferme il a mis une digne femme aussi respectable que malheureuse, c’est toujours comme ça qu’il choisit, et il lui a dit: «Cette maison sera, comme la maison du bon Dieu, ouverte aux bons, fermée aux méchants; on en chassera les mendiants paresseux, mais on y donnera toujours l’aumône du travail à ceux qui ont bon courage: cette aumône-là n’humilie pas qui la reçoit et profite à qui la donne: le riche qui ne la fait pas est un mauvais riche.» C’est notre maître qui dit ça; par ma foi! il a raison, mais il fait mieux que de dire, il agit. Autrefois il y avait un chemin direct d’ici à Écouen qui raccourcissait d’une bonne lieue; mais, dame! il était si effondré, qu’on n’y pouvait plus passer, c’était la mort aux chevaux et aux voitures; quelques corvées et un peu d’argent fournis par un chacun des fermiers du pays auraient remis la route en état; mais, tant plus un chacun avait envie de voir cette route en état, tant plus un chacun renâclait à fournir argent et corvée. Notre maître, voyant ça, dit: «Le chemin sera fait; mais, comme ceux qui pourraient y contribuer n’y contribuent pas, comme c’est environ un chemin de luxe, il profitera un jour à ceux qui ont chevaux et voitures; mais il profitera d’abord à ceux qui n’ont que leurs deux bras, du cœur et pas de travail.» Ainsi, par exemple, un gaillard robuste frappe-t-il à la ferme en disant: «J’ai faim et je manque d’ouvrage. – Mon garçon, voilà une bonne soupe, une pioche, une pelle: on va vous conduire au chemin d’Écouen, faites chaque jour deux toises de cailloutis, et chaque soir vous aurez quarante sous, une toise vingt sous, une demi-toise, dix sous, sinon rien.» Moi, à la brune, en revenant des champs, je vais inspecter le chemin et m’assurer de ce que chacun a fait.
– Et quand on pense qu’il y a eu deux sans-cœur assez gredins pour manger la soupe et voler la pioche et la pelle! dit Jean-René avec indignation, ça dégoûterait de faire le bien.