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– Ça, c’est vrai, dirent quelques laboureurs.

– Allons donc, mes enfants! reprit le père Châtelain. Voire… on ne ferait donc ni plantations ni semailles, parce qu’il y a des chenilles, des charançons, et autres mauvaises bestioles rongeuses de feuilles ou grugeuses de grain? Non, non, on écrase les vermines; le bon Dieu, qui n’est pas chiche, fait pousser de nouveaux bourgeons, de nouveaux épis, le dommage est réparé, et l’on ne s’aperçoit tant seulement pas que les bêtes malfaisantes ont passé par là. N’est-ce pas, mon brave homme? dit le vieux laboureur au Maître d’école.

– Sans doute, sans doute, reprit celui-ci, qui semblait depuis quelques moments réfléchir profondément.

– Quant aux femmes et aux enfants, il y a aussi du travail pour eux et pour leurs forces, ajouta le père Châtelain.

– Et malgré ça, dit Claudine la laitière, le chemin n’avance pas vite.

– Dame, ma fille, ça prouve qu’heureusement dans le pays les braves gens ne manquent pas d’ouvrage.

– Mais à un infirme, à moi, par exemple, dit tout à coup le Maître d’école, est-ce qu’on ne m’accorderait pas la charité d’une place dans un coin de la ferme, un morceau de pain et un abri, pour le peu de temps qui me reste à vivre? Oh! si cela se pouvait, mes bonnes gens, je passerais ma vie à remercier votre maître.

Le brigand parlait alors sincèrement. Il ne se repentait pas pour cela de ses crimes; mais l’existence paisible, heureuse, des laboureurs excitait d’autant plus son envie qu’il songeait à l’avenir effrayant que lui réservait la Chouette; avenir qu’il avait été loin de prévoir et qui lui faisait regretter davantage encore d’avoir, en rappelant sa complice auprès de lui, perdu pour jamais la possibilité de vivre auprès des honnêtes gens chez lesquels le Chourineur l’avait placé.

Le père Châtelain regarda le Maître d’école avec étonnement.

– Mais, mon pauvre homme, lui dit-il, je ne vous croyais pas tout à fait sans ressources.

– Hélas! mon Dieu, si… j’ai perdu la vue par un accident de mon métier. Je vais à Louvres chercher des secours chez un parent éloigné; mais vous comprenez, quelquefois les gens sont si égoïstes, si durs…, dit le Maître d’école.

– Oh! il n’y a pas d’égoïsme qui tienne, reprit le père Châtelain; un bon et honnête ouvrier comme vous, malheureux comme vous avec un enfant si gentil, si bon, ça attendrirait des pierres. Mais le maître qui vous employait avant votre accident, comment ne fait-il rien pour vous?

– Il est mort, dit le Maître d’école après un moment d’hésitation; et c’était mon seul protecteur.

– Mais l’hospice des aveugles?

– Je n’ai pas l’âge d’y entrer.

– Pauvre homme! vous êtes bien à plaindre!

– Eh bien! vous croyez que si je ne trouve pas à Louvres les secours que j’espère, votre maître, que je respecte déjà sans le connaître, n’aura pas pitié de moi?

– Malheureusement, voyez-vous, la ferme n’est pas un hospice. Ordinairement, ici, on accorde aux infirmes de passer une nuit ou un jour à la ferme, puis on leur donne un secours, et que le bon Dieu les ait en aide!

– Ainsi je n’ai aucun espoir d’intéresser votre maître à mon triste sort? dit le brigand avec un soupir de regret.

– Je vous dis la règle, mon brave homme; mais notre maître est si compatissant, si généreux, qu’il est capable de tout.

– Vous croyez? s’écria le Maître d’école. Il serait possible qu’il consentit à me laisser vivre ici dans un coin? Je serais heureux de si peu!

– Je vous dis que notre maître est capable de tout. S’il consent à vous garder à la ferme, vous n’auriez pas à vous cacher dans un coin; vous seriez traité comme nous donc!… comme aujourd’hui. On trouverait de quoi occuper votre enfant selon ses forces; bons conseils et bons exemples ne lui manqueraient point; notre vénérable curé l’instruirait avec les autres enfants du village, et il grandirait dans le bien, comme on dit. Mais pour ça, tenez, il faudrait demain matin parler tout franchement à Notre-Dame-de-Bon-Secours.

– Comment? dit le Maître d’école.

– Nous appelons ainsi notre maîtresse. Si elle s’intéresse à vous, votre affaire est sûre. En fait de charité, notre maître ne sait rien refuser à notre dame.

– Oh! alors je lui parlerai, je lui parlerai! s’écria joyeusement le Maître d’école, se voyant déjà délivré de la tyrannie de la Chouette.

Cette espérance trouva peu d’écho chez Tortillard, qui ne se sentait nullement disposé à profiter des offres du vieux laboureur et à grandir dans le bien sous les auspices d’un vénérable curé. Le fils de Bras-Rouge avait des penchants très-peu rustiques et l’esprit très-peu tourné à la bucolique; d’ailleurs, fidèle aux traditions de la Chouette, il aurait vu avec un vif déplaisir le Maître d’école se soustraire à leur commun despotisme: il voulait donc rappeler à la réalité le brigand, qui s’égarait déjà parmi de champêtres et riantes illusions.

– Oh! oui, répéta le Maître d’école, je lui parlerai, à Notre-Dame-de-Bon-Secours… elle aura pitié de moi, et…

Tortillard donna en ce moment et sournoisement un vigoureux coup de pied au Maître d’école et l’atteignit au bon endroit.

La souffrance interrompit et abrégea la phrase du brigand, qui répéta, après un tressaillement douloureux:

– Oui, j’espère que cette bonne dame aura pitié de moi.

– Pauvre bon papa, reprit Tortillard; mais tu comptes pour rien ma bonne tante, Mme la Chouette, qui t’aime si fort. Pauvre tante la Chouette!… Oh! elle ne t’abandonnera pas comme ça, vois-tu! Elle serait plutôt capable de venir te réclamer ici avec notre cousin M. Barbillon.

– Ce brave homme a des parents chez les poissons et les oiseaux, dit tout bas Jean-René d’un air prodigieusement malicieux, en donnant un coup de coude à Claudine, sa voisine.

– Grand sans-cœur, allez! de rire de ces malheureux, répondit tout bas la fille de ferme, en donnant à son tour à Jean-René un coup de coude à lui briser trois côtes.

– Mme la Chouette est une de vos parentes? demanda le laboureur au Maître d’école.

– Oui, c’est une de nos parentes, répondit-il avec un morne et sombre accablement.

Dans le cas où il trouverait à la ferme un refuge inespéré, il craignait que la borgnesse ne vînt par méchanceté le dénoncer; il craignait aussi que les noms étranges de ses prétendus parents, Mme la Chouette et M. Barbillon, cités par Tortillard, n’éveillassent les soupçons; mais à cet endroit ses craintes furent vaines; Jean-René seul y vit le texte d’une plaisanterie faite à voix basse et très-mal accueillie par Claudine.

– C’est une parente que vous allez trouver à Louvres? demanda le père Châtelain.

– Oui, dit le brigand, mais je crois que mon fils se trompe en comptant trop sur elle.

– Oh! mon pauvre papa, je ne me trompe pas… va… Elle est si bonne, ma tante la Chouette!… Tu sais bien, c’est elle qui t’a envoyé l’eau avec laquelle je bassine ta jambe… et la manière de s’en servir… C’est elle qui m’a dit: «Fais pour ton pauvre papa ce que je ferais moi-même, et le bon Dieu te bénira…» Oh! ma tante la Chouette… elle t’aime, mais elle t’aime si fort que…