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Malgré ses épaules d’Hercule, malgré ses efforts désespérés, le Maître d’école ne peut même pas soulever ce poids énorme.

Le bruit de pas retentissants et de sabres traînants se rapproche de plus en plus…

La clef tourne dans la serrure. La porte s’ouvre…

La vision disparaît…

Et alors la chouette bat des ailes, en criant:

– C’est le vieux richard de la rue du Roule… Ton début d’assassin… d’assassin… d’assassin!…

Un moment obscurcie, la vapeur qui couvre le lac de sang redevient transparente et laisse apercevoir un autre spectre…

Le jour commence à poindre, le brouillard est épais et sombre… Un homme, vêtu comme le sont les marchands de bestiaux, est étendu mort sur la berge d’un grand chemin. La terre foulée, le gazon arraché, prouvent que la victime a fait une résistance désespérée…

Cet homme a cinq blessures saignantes à la poitrine… Il est mort, et pourtant il siffle ses chiens, il appelle à son secours, en criant: – À moi! À moi!…

Mais il siffle, mais il appelle par ses cinq larges plaies dont les bords béants s’agitent comme des lèvres qui parlent…

Ces cinq appels, ces cinq sifflements simultanés, sortant de ce cadavre par la bouche de ses blessures, sont effrayants à entendre…

À ce moment, la chouette agite ses ailes et parodie les gémissements funèbres de la victime en poussant cinq éclats de rire, mais d’un rire strident, farouche comme le rire des fous, et elle s’écrie:

– Le marchand de bœufs de Poissy… Assassin!… Assassin!… Assassin!…

Des échos souterrains prolongés répètent d’abord très-haut les rires sinistres de la chouette, puis ils semblent aller se perdre dans les entrailles de la terre.

À ce bruit, deux grands chiens noirs comme l’ébène, aux yeux étincelants comme des tisons et toujours attachés sur le Maître d’école, commencent à aboyer et à tourner… à tourner… à tourner autour de lui avec une rapidité vertigineuse.

Ils le touchent presque, et leurs abois sont si lointains qu’ils paraissent apportés par le vent du matin.

Peu à peu les spectres pâlissent, s’effacent comme des ombres et disparaissent dans la vapeur livide qui monte toujours.

Une nouvelle exhalaison couvre la surface du lac de sang et s’y superpose.

C’est une sorte de brume verdâtre, transparente; on dirait la coupe verticale d’un canal rempli d’eau.

D’abord on voit le lit du canal recouvert d’une vase épaisse composée d’innombrables reptiles ordinairement imperceptibles à l’œil, mais qui, grossis comme si on les voyait au microscope, prennent des aspects monstrueux, des proportions énormes relativement à leur grosseur réelle.

Ce n’est plus de la bourbe, c’est une masse compacte vivante, grouillante, un enchevêtrement inextricable qui fourmille et pullule, si pressé, si serré, qu’une sourde et imperceptible ondulation soulève à peine le niveau de cette vase ou plutôt de ce banc d’animaux impurs.

Au-dessus coule lentement, lentement, une eau fangeuse, épaisse, morte, qui charrie dans son cours pesant des immondices incessamment vomis par les égouts d’une grande ville, des débris de toutes sortes, des cadavres d’animaux…

Tout à coup, le Maître d’école entend le bruit d’un corps qui tombe lourdement à l’eau.

Dans son brusque reflux, cette eau lui jaillit au visage…

À travers une foule de bulles d’air qui remontent à la surface du canal, il y voit s’y engouffrer rapidement une femme qui se débat… qui se débat…

Et il se voit, lui et la Chouette, se sauver précipitamment des bords du canal Saint-Martin, en emportant une caisse enveloppée de toile noire.

Néanmoins, il assiste à toutes les phases de l’agonie de la victime que lui et la Chouette viennent de jeter dans le canal.

Après cette première immersion, il voit la femme remonter à fleur d’eau et agiter précipitamment ses bras comme quelqu’un qui, ne sachant pas nager, essaye en vain de se sauver.

Puis il entend un grand cri.

Ce cri extrême, désespéré, se termine par le bruit sourd, saccadé d’une ingurgitation involontaire… et la femme redescend une seconde fois au-dessous de l’eau.

La chouette, qui plane toujours immobile, parodie le râle convulsif de la noyée, comme elle a parodié les gémissements du marchand de bestiaux.

Au milieu d’éclats de rire funèbres, la chouette répète:

– Glou… glou… glou…

Les échos souterrains redisent ces cris.

Submergée une seconde fois, la femme suffoque et fait, malgré elle, un violent mouvement d’aspiration; mais, au lieu d’air, c’est encore de l’eau qu’elle aspire…

Alors sa tête se renverse en arrière, son visage s’injecte et bleuit, son cou devient livide et gonflé, ses bras se roidissent et, dans une dernière convulsion, la noyée agonisante agite ses pieds, qui reposaient sur la vase.

Elle est alors entourée d’un nuage de bourbe noirâtre qui remonte avec elle à la surface de l’eau.

À peine la noyée exhale-t-elle son dernier souffle qu’elle est déjà couverte d’une myriade de reptiles microscopiques, vorace et horrible vermine de la bourbe…

Le cadavre reste un moment à flot, oscille encore quelque peu, puis s’abîme lentement, horizontalement, les pieds plus bas que la tête, et commence à suivre entre deux eaux le courant du canal.

Quelquefois le cadavre tourne sur lui-même, et son visage se trouve en face du Maître d’école; alors le spectre le regarde fixement de ses deux gros yeux glauques, vitreux, opaques… ses lèvres violettes s’agitent…

Le Maître d’école est loin de la noyée, et pourtant elle lui murmure à l’oreille: «Glou… glou… glou…» en accompagnant ces mots bizarres du bruit singulier que fait un flacon submergé en se remplissant d’eau.

La chouette répète: «Glou… glou… glou…» en agitant ses ailes, et s’écrie:

– La femme du canal Saint-Martin!… Assassin!… Assassin!… Assassin!…

Les échos souterrains lui répondent… mais, au lieu de se perdre peu à peu dans les entrailles de la terre, ils deviennent de plus en plus retentissants et semblent se rapprocher.

Le Maître d’école croit entendre ces éclats de rire retentir d’un pôle à l’autre.

La vision de la noyée disparaît.

Le lac de sang, au delà duquel le Maître d’école voit toujours Rodolphe, devient d’un noir bronzé; puis il rougit et se change bientôt en une fournaise liquide telle que du métal en fusion; puis ce lac de feu s’élève, monte… monte… vers le ciel ainsi qu’une trombe immense.

Bientôt, c’est un horizon incandescent comme du fer chauffé à blanc.

Cet horizon immense, infini, éblouit et brûle à la fois les regards du Maître d’école; cloué à sa place, il ne peut en détourner la vue.

Alors, sur ce fond de lave ardente, dont la réverbération le dévore, il voit lentement passer et repasser un à un les spectres noirs et gigantesques de ses victimes.

– La lanterne magique du remords… du remords!… du remords! s’écrie la chouette en battant des ailes et en riant aux éclats.

Malgré les douleurs intolérables que lui cause cette contemplation incessante, le Maître d’école a toujours les yeux attachés sur les spectres qui se meuvent dans la nappe enflammée.