Il éprouve alors quelque chose d’épouvantable.
Passant par tous les degrés d’une torture sans nom, à force de regarder ce foyer torréfiant, il sent ses prunelles, qui ont remplacé le sang dont ses orbites étaient remplies, devenir chaudes, brûlantes, se fondre à cette fournaise, fumer, bouillonner, et enfin se calciner dans leurs cavités comme dans deux creusets de fer rouge.
Par une effroyable faculté, après avoir vu autant que senti les transformations successives de ses prunelles en cendres, il retombe dans les ténèbres de sa première cécité.
Mais voilà que tout à coup ses douleurs intolérables s’apaisent par enchantement.
Un souffle aromatique d’une fraîcheur délicieuse a passé sur ses orbites brûlantes encore.
Ce souffle est un suave mélange des senteurs printanières qu’exhalent les fleurs champêtres baignées d’une humide rosée.
Le Maître d’école entend autour de lui un bruissement léger comme celui de la brise qui se joue dans le feuillage, comme celui d’une source d’eau vive qui ruisselle et murmure sur son lit de cailloux et de mousse.
Des milliers d’oiseaux gazouillent de temps à autre les plus mélodieuses fantaisies; s’ils se taisent, des voix enfantines d’une angélique pureté chantent des paroles étranges, inconnues, des paroles pour ainsi dire ailées, que le Maître d’école entend monter aux cieux avec un léger frémissement.
Un sentiment de bien-être moral, d’une mollesse, d’une langueur indéfinissables, s’empare peu à peu de lui.
Épanouissement de cœur, ravissement d’esprit, rayonnement d’âme dont aucune impression physique, si enivrante qu’elle soit, ne saurait donner une idée!
Le Maître d’école se sent doucement planer dans une sphère lumineuse, éthérée; il lui semble qu’il s’élève à une distance incommensurable de l’humanité.
Après avoir goûté quelques moments cette félicité sans nom, il se retrouve dans le ténébreux abîme de ses pensées habituelles.
Il rêve toujours, mais il n’est plus que le brigand musclé qui blasphème et se damne dans des accès de fureur impuissante.
Une voix retentit, sonore, solennelle.
C’est la voix de Rodolphe!
Le Maître d’école frémit d’épouvante; il a vaguement la conscience de rêver, mais l’effroi que lui inspire Rodolphe est si formidable qu’il fait, mais en vain, tous ses efforts pour échapper à cette nouvelle vision.
La voix parle… il écoute.
L’accent de Rodolphe n’est pas courroucé; il est rempli de tristesse, de compassion.
– Pauvre misérable, dit-il au Maître d’école, l’heure du repentir n’a pas encore sonné pour vous. Dieu seul sait quand elle sonnera. La punition de vos crimes est incomplète encore. Vous avez souffert, vous n’avez pas expié; la destinée poursuit son œuvre de haute justice. Vos complices sont devenus vos tourmenteurs; une femme, un enfant vous domptent, vous torturent…
«En vous infligeant un châtiment terrible comme vos crimes, je vous l’avais dit… je vous l’avais dit! rappelez-vous mes paroles:
«Tu as criminellement abusé de ta force… je paralyserai ta force… Les plus vigoureux, les plus féroces tremblaient devant toi… tu trembleras devant les plus faibles!
«Vous avez quitté l’obscure retraite où vous pouviez vivre pour le repentir et pour l’expiation…
«Vous avez eu peur du silence et de la solitude…
«Tout à l’heure vous avez un moment envié la vie paisible des laboureurs de cette ferme: mais il était trop tard… trop tard!
«Presque sans défense, vous vous rejetez au milieu d’une tourbe de scélérats et d’assassins, et vous avez craint de demeurer plus longtemps auprès d’honnêtes gens chez lesquels on vous avait placé…
«Vous avez voulu vous étourdir par de nouveaux forfaits… Vous avez jeté un farouche défi à celui qui avait voulu vous mettre hors d’état de nuire à vos semblables, et ce criminel défi a été vain. Malgré votre audace, malgré votre scélératesse, malgré votre force, vous êtes enchaîné. La soif du crime vous dévore… vous ne pouvez la satisfaire… Tout à l’heure, dans un épouvantable et sanguinaire éréthisme, vous avez voulu tuer votre femme; elle est là, sous le même toit que vous; elle dort sans défense; vous avez un couteau, sa chambre est à deux pas; aucun obstacle ne vous empêche d’arriver jusqu’à elle, rien ne peut la soustraire à votre rage… rien que votre impuissance!
«Le rêve de tout à l’heure, celui que maintenant vous rêvez, vous pourraient être d’un grand enseignement. Ils pourraient vous sauver… Les images mystérieuses de ce songe ont un sens profond…
«Le lac de sang où vous sont apparues vos victimes… c’est le sang que vous avez versé. La lave ardente qui l’a remplacé… c’est le remords dévorant qui aurait dû vous consumer afin qu’un jour Dieu, prenant en pitié vos longues tortures, vous appelât à lui… et vous fît goûter les douceurs ineffables du pardon. Mais il n’en sera point ainsi. Non! non! ces avertissements seront inutiles; loin de vous repentir, vous regretterez chaque jour, avec d’horribles blasphèmes, le temps où vous commettiez vos crimes… Hélas! de cette lutte continuelle entre vos ardeurs sanguinaires et l’impossibilité de les satisfaire, entre vos habitudes d’oppression féroce et la nécessité de vous soumettre à des êtres aussi faibles que cruels, il résultera pour vous un sort si affreux, si horrible Oh! pauvre misérable!»
Et la voix de Rodolphe s’altéra.
Et il se tut un moment, comme si l’émotion et l’effroi l’eussent empêché de continuer.
Le Maître d’école sentit ses cheveux se hérisser sur son front.
Quel était donc ce sort qui apitoyait même son bourreau?
– Le sort qui vous attend est si épouvantable, reprit Rodolphe, que Dieu, dans sa vengeance inexorable et toute-puissante, voudrait vous faire expier à vous seul les crimes de tous les hommes qu’il n’imaginerait pas un supplice plus effroyable. Malheur, malheur à vous! La fatalité veut que vous sachiez l’effroyable châtiment qui vous attend, et elle veut que vous ne fassiez rien pour vous y soustraire. Que l’avenir vous soit connu!
Il sembla au Maître d’école que la vue lui était rendue.
Il ouvrit les yeux… il vit…
Mais ce qu’il vit le frappa d’une telle épouvante qu’il jeta un cri perçant et s’éveilla en sursaut de ce rêve horrible.
IX La lettre
Neuf heures du matin sonnaient à l’horloge de la ferme de Bouqueval, lorsque Mme Georges entra doucement dans la chambre de Fleur-de-Marie.
Le sommeil de la jeune fille était si léger qu’elle s’éveilla presque à l’instant. Un brillant soleil d’hiver, dardant ses rayons à travers les persiennes et les rideaux de toile perse doublée de guingan rose, répandait une teinte vermeille dans la chambre de la Goualeuse et donnait à son pâle et doux visage les couleurs qui lui manquaient.
– Eh bien! mon enfant, dit Mme Georges en s’asseyant sur le lit de la jeune fille et en la baisant au front, comment vous trouvez-vous?
– Mieux, madame… je vous remercie.
– Vous n’avez pas été réveillée ce matin de très-bonne heure?