– Et que vous arrive-t-il, donc, ma chère madame Dubreuil? dit Mme Georges, et à quoi pourrais-je vous être utile?
– Mon Dieu! à bien des choses. Je vais vous expliquer cela. Vous ne savez pas, je crois, que cette ferme appartient en propre à Mme la duchesse de Lucenay. C’est à elle que nous avons directement affaire… sans passer par les mains de l’intendant de M. le duc.
– En effet, j’ignorais cette circonstance.
– Vous allez savoir pourquoi je vous en instruis… C’est donc à Mme la duchesse ou à Mme Simon, sa première femme de chambre, que nous payons les fermages. Mme la duchesse est si bonne, si bonne, quoiqu’un peu vive, que c’est un vrai plaisir d’avoir des rapports avec elle; Dubreuil et moi nous nous mettrions dans le feu pour l’obliger… Dame! c’est tout simple: je l’ai vue petite fille, quand elle venait ici avec son père, feu M. le prince de Noirmont… Encore dernièrement elle nous a demandé six mois de fermage d’avance… Quarante mille francs, ça ne se trouve pas sous le pas d’un cheval, comme on dit… mais nous avions cette somme en réserve, la dot de notre Clara, et du jour au lendemain Mme la duchesse a eu son argent en beaux louis d’or. Ces grandes dames, ça a tant besoin de luxe! Pourtant il n’y a guère que depuis un an que Mme la duchesse est exacte à toucher ses fermages aux échéances; autrefois elle paraissait n’avoir jamais besoin d’argent… Mais maintenant c’est bien différent!
– Jusqu’à présent, ma chère madame Dubreuil, je ne vois pas encore à quoi je puis vous être bonne.
– M’y voici, m’y voici; je vous disais cela pour vous faire comprendre que Mme la duchesse a toute confiance en nous… Sans compter qu’à l’âge de douze ou treize ans elle a été, avec son père pour compère, marraine de Clara… qu’elle a toujours comblée… Hier soir donc, je reçois par un exprès cette lettre de Mme la duchesse:
«Il faut absolument, ma chère madame Dubreuil, que le petit pavillon du verger soit en état d’être occupé après-demain soir: faites-y transporter tous les meubles nécessaires, tapis, rideaux, etc. Enfin, que rien n’y manque, et qu’il soit surtout aussi confortable que possible…»
– Confortable! vous entendez, madame Georges: et c’est souligné encore! dit Mme Dubreuil, en regardant son amie d’un air à la fois méditatif et embarrassé; puis elle continua:
«Faites faire du feu jour et nuit dans le pavillon pour en chasser l’humidité, car il y a longtemps qu’on ne l’a habité. Vous traiterez la personne qui viendra s’y établir comme vous me traiteriez moi-même; une lettre que cette personne vous remettra vous instruira de ce que j’attends de votre zèle toujours si obligeant. J’y compte cette fois encore, sans crainte d’en abuser; je sais combien vous êtes bonne et dévouée. Adieu, ma chère madame Dubreuil. Embrassez ma jolie filleule, et croyez à mes sentiments bien affectionnés.
NOIRMONT DE LUCENAY.»
«P. S. La personne dont il s’agit arrivera après-demain dans la soirée. Surtout n’oubliez pas, je vous prie, de rendre le pavillon aussi confortable que possible.»
– Vous voyez; encore ce diable de mot souligné! dit Mme Dubreuil en remettant dans sa poche la lettre de la duchesse de Lucenay.
– Eh bien! rien de plus simple, reprit Mme Georges.
– Comment, rien de plus simple!… Vous n’avez donc pas entendu? Mme la duchesse veut surtout que le pavillon soit aussi confortable que possible; c’est pour ça que je vous ai priée de venir. Nous deux Clara, nous nous sommes tuées à chercher ce que voulait dire confortable, et nous n’avons pu y parvenir… Clara a pourtant été en pension à Villiers-le-Bel, et a remporté je ne sais combien de prix d’histoire et de géographie… eh bien! c’est égal, elle n’est pas plus avancée que moi au sujet de ce mot baroque; il faut que ce soit un mot de la cour ou du grand monde… Mais c’est égal, vous concevez combien c’est embarrassant: Mme la duchesse veut surtout que le pavillon soit confortable, elle souligne le mot, elle le répète deux fois, et nous ne savons pas ce que cela veut dire!
– Dieu merci! je puis expliquer ce grand mystère, dit Mme Georges en souriant: confortable, dans cette occasion, veut dire un appartement commode, bien arrangé, bien clos, bien chaud; une habitation, enfin, où rien ne manque de ce qui est nécessaire et même superflu…
– Ah! mon Dieu! je comprends; mais alors je suis encore plus embarrassée!
– Comment cela?
– Mme la duchesse parle de tapis, de meubles et de beaucoup d’et cætera, mais nous n’avons pas de tapis ici, nos meubles sont des plus communs; et puis enfin je ne sais pas si la personne que nous devons attendre est un monsieur ou une dame, et il faut que tout soit prêt demain soir… Comment faire? comment faire? Ici il n’y a aucune ressource. En vérité, madame Georges, c’est à en perdre la tête.
– Mais, maman, dit Clara, si tu prenais les meubles qui sont dans ma chambre, en attendant qu’elle soit remeublée j’irais passer trois ou quatre jours à Bouqueval avec Marie.
– Ta chambre! ta chambre! mon enfant, est-ce que c’est assez beau! dit Mme Dubreuil en haussant les épaules, est-ce que c’est assez… assez confortable? comme dit Mme la duchesse… Mon Dieu! mon Dieu! où va-t-on chercher des mots pareils!
– Ce pavillon est donc ordinairement inhabité? demanda Mme Georges.
– Sans doute; c’est cette petite maison blanche qui est toute seule au bout du verger. M. le prince l’a fait bâtir pour Mme la duchesse quand elle était demoiselle; lorsqu’elle venait à la ferme avec son père, c’est là qu’ils se reposaient. Il y a trois jolies chambres, et au bout du jardin une laiterie suisse, où Mme la duchesse, étant enfant, s’amusait à jouer à la laitière; depuis son mariage, nous ne l’avons vue à la ferme que deux fois, et chaque fois elle a passé quelques heures dans le petit pavillon. La première fois, il y a de cela six ans, elle est venue à cheval avec…
Puis, comme si la présence de Fleur-de-Marie et de Clara l’empêchait d’en dire davantage, Mme Dubreuil reprit:
– Mais je cause, je cause, et tout cela ne me sort pas d’embarras… Venez donc à mon secours, ma pauvre madame Georges, venez donc à mon secours!
– Voyons, dites-moi comment à cette heure est meublé ce pavillon?
– Il l’est à peine; dans la pièce principale, une natte de paille sur le carreau, un canapé de jonc, des fauteuils pareils, une table, quelques chaises, voilà tout. De là à être confortable il y a loin, comme vous le voyez.
– Eh bien! moi, à votre place, voici ce que je ferais: il est onze heures, j’enverrais à Paris un homme intelligent.
– Notre prend-garde-à-tout [28], il n’y en a pas de plus actif.
– À merveille… en deux heures au plus tard il est à Paris; il va chez un tapissier de la Chaussée-d ’Antin, peu importe lequel; il lui remet la liste que je vais vous faire, après avoir vu ce qui manque dans le pavillon, et il lui dira que, coûte que coûte…