– Oh! bien sûr… pourvu que Mme la duchesse soit contente, je ne regarderai à rien…
– Il lui dira donc que, coûte que coûte, il faut que ce qui est noté sur cette liste soit ici ce soir ou dans la nuit, ainsi que trois ou quatre garçons tapissiers pour tout mettre en place.
– Ils pourront venir par la voiture de Gonesse, elle part à huit heures du soir de Paris.
– Et comme il ne s’agit que de transporter des meubles, de clouer des tapis et de poser des rideaux, tout peut être facilement prêt demain soir.
– Ah! ma bonne madame Georges, de quel embarras vous me sauvez!… Je n’aurais jamais pensé à cela… Vous êtes ma providence… Vous allez avoir la bonté de me faire la liste de ce qu’il faut pour que le pavillon soit…
– Confortable?… oui, sans doute.
– Ah! mon Dieu… une autre difficulté!… Encore une fois, nous ne savons pas si c’est un monsieur ou une dame que nous attendons. Dans sa lettre, Mme la duchesse dit: «Une personne»; c’est bien embrouillé!…
– Agissez comme si vous attendiez une femme, ma chère madame Dubreuil; si c’est un homme, il ne s’en trouvera que mieux.
– Vous avez raison… toujours raison…
Une servante de ferme vint annoncer que le déjeuner était servi.
– Nous déjeunerons tout à l’heure, dit Mme Georges; mais, pendant que je vais écrire la liste de ce qui est nécessaire, faites prendre la mesure des trois pièces en hauteur et en étendue, afin qu’on puisse d’avance disposer les rideaux et les tapis.
– Bien, bien… je vais aller dire tout cela à mon prend-garde-à-tout.
– Madame, reprit la servante de ferme, il y a aussi là cette laitière de Stains: son ménage est dans une petite charrette traînée par un âne! Dame… il n’est pas lourd, son ménage!
– Pauvre femme!… dit Mme Dubreuil avec intérêt.
– Quelle est donc cette femme? demanda Mme Georges.
– Une paysanne de Stains, qui avait quatre vaches et qui faisait un petit commerce en allant vendre tous les matins son lait à Paris. Son mari était maréchal-ferrant; un jour, ayant besoin d’acheter du fer, il accompagne sa femme, convenant avec elle de venir la reprendre au coin de la rue où d’habitude elle vendait son lait. Malheureusement la laitière s’était établie dans un vilain quartier, à ce qu’il paraît; quand son mari revient, il la trouve aux prises avec des mauvais sujets ivres qui avaient eu la méchanceté de renverser son lait dans le ruisseau. Le forgeron tâche de leur faire entendre raison, ils le maltraitent; il se défend, et dans la rixe il reçoit un coup de couteau qui l’étend roide mort.
– Ah! quelle horreur!… s’écria Mme Georges. Et a-t-on arrêté l’assassin?
– Malheureusement non; dans le tumulte il s’est échappé; la pauvre veuve assure qu’elle le reconnaîtrait bien, car elle l’a vu plusieurs fois avec d’autres de ses camarades, habitués de ce quartier; mais jusqu’ici toutes les recherches ont été inutiles pour le découvrir. Bref, depuis la mort de son mari, la laitière a été obligée, pour payer diverses dettes, de vendre ses vaches et quelques morceaux de terre qu’elle avait; le fermier du château de Stains m’a recommandé cette brave femme comme une excellente créature, aussi honnête que malheureuse, car elle a trois enfants dont le plus âgé n’a que douze ans; j’avais justement une place vacante, je la lui ai donnée, et elle vient s’établir à la ferme.
– Cette bonté de votre part ne m’étonne pas, ma chère madame Dubreuil.
– Dis-moi, Clara, reprit la fermière, veux-tu aller installer cette brave femme dans son logement, pendant que je vais prévenir le prend-garde-à-tout de se préparer à partir pour Paris?
– Oui, maman; Marie va venir avec moi.
– Sans doute; est-ce que vous pouvez vous passer l’une de l’autre? dit la fermière.
– Et moi, reprit Mme Georges en s’asseyant devant une table, je vais commencer ma liste pour ne pas perdre de temps, car il faut que nous soyons de retour à Bouqueval à quatre heures.
– À quatre heures!… vous êtes donc bien pressée? dit Mme Dubreuil.
– Oui, il faut que Marie soit au presbytère à cinq heures.
– Oh! s’il s’agit du bon abbé Laporte… c’est sacré, dit Mme Dubreuil. Je vais donner les ordres en conséquence… Ces deux enfants ont bien… bien des choses à se dire… Il faut leur donner le temps de se parler.
– Nous partirons donc à trois heures, ma chère madame Dubreuil.
– C’est entendu… Mais que je vous remercie donc encore!… quelle bonne idée j’ai eue de vous prier de venir à mon aide! dit Mme Dubreuil. Allons, Clara; allons, Marie!…
Pendant que Mme Georges écrivait, Mme Dubreuil sortit d’un côté, les deux jeunes filles d’un autre, avec la servante qui avait annoncé l’arrivée de la laitière de Stains.
– Où est-elle, cette pauvre femme? demanda Clara.
– Elle est avec ses enfants, sa petite charrette et son âne, dans la cour des granges, mademoiselle.
– Tu vas la voir, Marie, la pauvre femme, dit Clara en prenant le bras de la Goualeuse; comme elle est pâle et comme elle a l’air triste avec son grand deuil de veuve! La dernière fois qu’elle est venue voir maman, elle m’a navrée; elle pleurait à chaudes larmes en parlant de son mari, et puis tout à coup ses larmes s’arrêtaient, et elle entrait dans des accès de fureur contre l’assassin. Alors… elle me faisait peur, tant elle avait l’air méchant; mais au fait, son ressentiment est bien naturel!… l’infortunée!… Comme il y a des gens malheureux!… n’est-ce pas, Marie?
– Oh! oui, oui… sans doute…, répondit la Goualeuse en soupirant d’un air distrait. Il y a des gens bien malheureux, vous avez raison, mademoiselle…
– Allons! s’écria Clara en frappant du pied avec une impatience chagrine, voilà encore que tu me dis vous… et que tu m’appelles mademoiselle; mais tu es donc fâchée contre moi, Marie?
– Moi, grand Dieu!
– Eh bien! alors, pourquoi me dis-tu vous?… Tu le sais, ma mère et Mme Georges t’ont déjà réprimandée pour cela. Je t’en préviens, je te ferai encore gronder: tant pis pour toi…
– Clara, pardon, j’étais distraite…
– Distraite… quand tu me revois après plus de huit grands jours de séparation? dit tristement Clara. Distraite… cela serait déjà bien mal; mais non, non, ce n’est pas cela: tiens, vois-tu, Marie… je finirai par croire que tu es fière.
Fleur-de-Marie devint pâle comme une morte et ne répondit pas…
À sa vue, une femme portant le deuil de veuve avait poussé un cri de colère et d’horreur.
Cette femme était la laitière qui, chaque matin, vendait du lait à la Goualeuse lorsque celle-ci demeurait chez l’ogresse du tapis-franc.
XI La laitière
La scène que nous allons raconter se passait dans une des cours de la ferme, en présence des laboureurs et des femmes de service qui rentraient de leurs travaux pour prendre leur repas de midi.