– Ah! voyez-vous! s’écrièrent les laboureurs courroucés, elle l’avoue! elle l’avoue!…
– Elle l’avoue… mais quoi? Qu’avoue-t-elle? s’écria Mme Dubreuil, à demi effrayée de l’aveu de Fleur-de-Marie.
– Laissez-la répondre, madame, reprit la veuve, elle va encore avouer qu’elle était dans une maison infâme de la rue aux Fèves, dans la Cité, où je lui vendais pour un sou de lait tous les matins; elle va encore avouer qu’elle a souvent parlé de moi à l’assassin de mon pauvre mari. Oh! elle le connaît bien, j’en suis sûre… un jeune homme pâle qui fumait toujours et qui portait une casquette, une blouse et de grands cheveux; elle doit savoir son nom… est-ce vrai? Répondras-tu, malheureuse! s’écria la laitière.
– J’ai pu parler à l’assassin de votre mari, car il y a malheureusement plus d’un meurtrier dans la Cité, dit Fleur-de-Marie d’une voix défaillante, mais je ne sais pas de qui vous voulez me parler.
– Comment… que dit-elle? s’écria Mme Dubreuil avec effroi. Elle a parlé à des assassins…
– Les créatures comme elle ne connaissent que ça…, répondit la veuve.
D’abord stupéfaite d’une si étrange révélation, confirmée par les dernières paroles de Fleur-de-Marie, Mme Dubreuil, comprenant tout alors, se recula avec dégoût et horreur, attira violemment et brusquement à elle sa fille Clara, qui s’était approchée de la Goualeuse pour la soutenir, et s’écria:
– Ah! quelle abomination! Clara, prenez garde! N’approchez pas de cette malheureuse. Mais comment Mme Georges a-t-elle pu la recevoir chez elle? Comment a-t-elle osé me la présenter, et souffrir que ma fille… Mon Dieu! mon Dieu! mais c’est horrible, cela! C’est à peine si je peux croire ce que je vois! Mais non, non, Mme Georges est incapable d’une telle indignité! Elle aura été trompée comme nous. Sans cela… Oh! ce serait infâme de sa part!
Clara, désolée, effrayée de cette scène cruelle, croyait rêver. Dans sa candide ignorance, elle ne comprenait pas les terribles récriminations dont on accablait son amie; son cœur se brisa, ses yeux se remplirent de larmes en voyant la stupeur de la Goualeuse, muette, atterrée comme une criminelle devant les juges.
– Viens, viens, ma fille, dit Mme Dubreuil à Clara; puis se retournant vers Fleur-de-Marie: Et vous, indigne créature, le bon Dieu vous punira de votre infâme hypocrisie. Oser souffrir que ma fille… un ange de vertu, vous appelle son amie, sa sœur… son amie!… sa sœur!… vous… le rebut de ce qu’il y a de plus vil au monde! Quelle effronterie! Oser vous mêler aux honnêtes gens, quand vous méritez sans doute d’aller rejoindre vos semblables en prison!
– Oui, oui, s’écrièrent les laboureurs; il faut qu’elle aille en prison; elle connaît l’assassin.
– Elle est peut-être sa complice, seulement!
– Vois-tu qu’il y a une justice au ciel! dit la veuve en montrant le poing à la Goualeuse.
– Quant à vous, ma brave femme, dit Mme Dubreuil à la laitière, loin de vous renvoyer, je reconnaîtrai le service que vous me rendez en dévoilant cette malheureuse.
– À la bonne heure! Notre maîtresse est juste, elle…, murmurèrent les laboureurs.
– Viens, Clara, reprit la fermière, Mme Georges va nous expliquer sa conduite, ou sinon je ne la revois de ma vie; car si elle n’a pas été trompée, elle se conduit envers nous d’une manière affreuse.
– Mais, ma mère, voyez donc cette pauvre Marie…
– Qu’elle crève de honte si elle veut, tant mieux! Méprise-la… Je ne veux pas que tu restes un moment auprès d’elle. C’est une de ces créatures auxquelles une jeune fille comme toi ne parle pas sans se déshonorer.
– Mon Dieu! mon Dieu! maman, dit Clara en résistant à sa mère qui voulait l’emmener, je ne sais pas ce que cela signifie… Marie peut bien être coupable, puisque vous le dites; mais, voyez, elle est défaillante; ayez pitié d’elle au moins.
– Oh! mademoiselle Clara, vous êtes bonne, vous me pardonnez. C’est bien malgré moi, croyez-moi, que je vous ai trompée. Je me le suis bien souvent reproché, dit Fleur-de-Marie en jetant sur sa protectrice un regard de reconnaissance ineffable.
– Mais, ma mère, vous êtes donc sans pitié? s’écria Clara d’une voix déchirante.
– De la pitié pour elle? Allons donc! Sans Mme Georges qui va nous en débarrasser, je ferais mettre cette misérable à la porte de la ferme comme une pestiférée, répondit durement Mme Dubreuil. Et elle entraîna sa fille, qui, se retournant une dernière fois vers la Goualeuse, s’écria:
– Marie, ma sœur! je ne sais pas de quoi l’on t’accuse, mais je suis sûre que tu n’es pas coupable, et je t’aime toujours.
– Tais-toi, tais-toi! dit Mme Dubreuil en mettant sa main sur la bouche de sa fille, tais-toi; heureusement que tout le monde est témoin qu’après cette odieuse révélation tu n’es pas restée un moment seule avec cette fille perdue. N’est-ce pas, mes amis?
– Oui, oui, madame, dit le laboureur, nous sommes témoins que Mlle Clara n’est pas restée un moment avec cette fille, qui est bien sûr une voleuse, puisqu’elle connaît des assassins.
Mme Dubreuil entraîna Clara.
La Goualeuse resta seule au milieu du groupe menaçant qui s’était formé autour d’elle.
Malgré les reproches dont l’accablait Mme Dubreuil, la présence de la fermière et de Clara avait quelque peu rassuré Fleur-de-Marie sur les suites de cette scène; mais, après le départ des deux femmes, se trouvant à la merci des paysans, les forces lui manquèrent; elle fut obligée de s’appuyer sur le parapet du profond abreuvoir des chevaux de la ferme.
Rien de plus touchant que la pose de cette infortunée.
Rien de plus menaçant que les paroles, que l’attitude des paysans qui l’entouraient.
Assise presque debout sur cette margelle de pierre, la tête baissée, cachée entre ses deux mains, son cou et son sein voilés par les bouts carrés du mouchoir d’indienne rouge qui entourait son petit bonnet rond, la Goualeuse, immobile, offrait l’expression la plus saisissante de la douleur et de la résignation.
À quelques pas d’elle, la veuve de l’assassiné, triomphante et encore exaspérée contre Fleur-de-Marie par les imprécations de Mme Dubreuil, montrait la jeune fille à ses enfants et aux laboureurs avec des gestes de haine et de mépris.
Les gens de la ferme, groupés en cercle, ne dissimulaient pas les sentiments hostiles qui les animaient; leurs rudes et grossières physionomies exprimaient à la fois l’indignation, le courroux, et une sorte de raillerie brutale et insultante; les femmes se montraient les plus furieuses, les plus révoltées. La beauté touchante de la Goualeuse n’était pas une des moindres causes de leur acharnement contre elle.
Hommes et femmes ne pouvaient pardonner à Fleur-de-Marie d’avoir été jusqu’alors traitée d’égal à égal par leurs maîtres.
Et puis encore quelques laboureurs d’Arnouville n’ayant pu justifier d’assez bons antécédents pour obtenir à la ferme de Bouqueval une de ces places si enviées dans le pays, il existait chez ceux-là, contre Mme Georges, un sourd mécontentement dont sa protégée devait se ressentir.
Les premiers mouvements des natures incultes sont toujours extrêmes…