Выбрать главу

Excellents ou détestables.

Mais ils deviennent horriblement dangereux lorsqu’une multitude croit ses brutalités autorisées par les torts réels ou apparents de ceux que poursuit sa haine ou sa colère.

Quoique la plupart des laboureurs de cette ferme n’eussent peut-être pas tous les droits possibles à afficher une susceptibilité farouche à l’endroit de la Goualeuse, ils semblaient contagieusement souillés par sa seule présence; leur pudeur se révoltait en songeant à quelle classe avait appartenu cette infortunée, qui de plus avouait qu’elle parlait souvent à des assassins. En fallait-il davantage pour exalter la colère de ces campagnards, encore excités par l’exemple de Mme Dubreuil?

– Il faut la conduire chez le maire, s’écria l’un.

– Oui, oui; et si elle ne veut pas marcher, on la poussera.

– Et ça ose s’habiller comme nous autres honnêtes filles de campagne, ajouta une des plus laides maritornes de la ferme.

– Avec son air de sainte-nitouche, reprit une autre, on lui aurait donné le bon Dieu sans confession.

– Est-ce qu’elle n’avait pas le front d’aller à la messe?

– L’effrontée!… Pourquoi ne pas communier tout de suite?

– Et il lui fallait frayer avec les maîtres encore!

– Comme si nous étions de trop petites gens pour elle!

– Heureusement chacun a son tour.

– Oh! il faudra bien que tu parles et que tu dénonces l’assassin! s’écria la veuve. Vous êtes tous de la même bande… Je ne suis pas même bien sûre de ne pas t’avoir vue ce jour-là avec eux. Allons, allons, il ne s’agit pas de pleurnicher, maintenant que tu es reconnue. Montre-nous ta face, elle est belle à voir!

Et la veuve abaissa brutalement les deux mains de la jeune fille, qui cachait son visage baigné de larmes.

La Goualeuse, d’abord écrasée de honte, commençait à trembler d’effroi en se trouvant seule à la merci de ces forcenés; elle joignit les mains, tourna vers la laitière ses yeux suppliants et craintifs et dit de sa voix douce:

– Mon Dieu, madame, il y a deux mois que je suis retirée à la ferme de Bouqueval… je n’ai donc pu être témoin du malheur dont vous parlez, et…

La timide voix de Fleur-de-Marie fut couverte par ces cris furieux:

– Menons-la chez M. le maire… elle s’expliquera.

– Allons! en marche, la belle!

Et le groupe menaçant se rapprochant de plus en plus de la Goualeuse, celle-ci, croisant ses mains par un mouvement machinal, regardait de côté et d’autre avec épouvante et semblait implorer du secours.

– Oh! reprit la laitière, tu as beau chercher autour de toi, Mlle Clara n’est plus là pour te défendre; tu ne nous échapperas pas.

– Hélas! madame, dit-elle toute tremblante, je ne veux pas vous échapper; je ne demande pas mieux que de répondre à ce qu’on me demandera… puisque cela peut vous être utile… Mais quel mal ai-je fait à toutes les personnes qui m’entourent et me menacent?…

– Tu nous a fait que tu as eu le front d’aller avec nos maîtres, quand nous, qui valons mille fois mieux que toi, nous n’y allons pas… Voilà ce que tu nous as fait.

– Et puis, pourquoi as-tu voulu que l’on chasse d’ici cette pauvre veuve et ses enfants? dit un autre.

– Ce n’est pas moi, c’est Mlle Clara qui voulait…

– Laisse-nous donc tranquilles, reprit le laboureur en l’interrompant, tu n’as pas seulement demandé grâce pour elle: tu étais contente de lui voir ôter son pain!

– Non, non, elle n’a pas demandé grâce!

– Est-elle mauvaise!

– Une pauvre veuve… mère de trois enfants!

– Si je n’ai pas demandé sa grâce, dit Fleur-de-Marie, c’est que je n’avais pas la force de dire un mot…

– Tu avais bien la force de parler à des assassins!

Ainsi qu’il arrive toujours dans les émotions populaires, ces paysans, plus bêtes que méchants, s’irritaient, s’excitaient, se grisaient au bruit de leurs propres paroles, et s’animaient en raison des injures et des menaces qu’ils prodiguaient à leur victime.

Ainsi le populaire arrive quelquefois, à son insu, par une exaltation progressive, à l’accomplissement des actes les plus injustes et les plus féroces.

Le cercle menaçant des métayers se rapprochait de plus en plus de Fleur-de-Marie; tous gesticulaient en parlant; la veuve du forgeron ne se possédait plus.

Seulement séparée du profond abreuvoir par le parapet où elle s’appuyait, la Goualeuse eut peur d’être renversée dans l’eau et s’écria, en étendant vers eux des mains suppliantes:

– Mais, mon Dieu! que voulez-vous de moi? Par pitié, ne me faites pas de mal!…

Et comme la laitière, gesticulant toujours, s’approchait de plus en plus et lui mettait ses deux poings presque sur le visage, Fleur-de-Marie s’écria, en se renversant en arrière avec effroi:

– Je vous en supplie, madame, n’approchez pas autant; vous allez me faire tomber à l’eau.

Ces paroles de Fleur-de-Marie éveillèrent chez ces gens grossiers une idée cruelle. Ne pensant qu’à faire une de ces plaisanteries de paysans, qui souvent vous laissent à moitié mort sur place, un des plus enragés s’écria:

– Un plongeon!… donnons-lui un plongeon!

– Oui… oui… À l’eau!… à l’eau!… répéta-t-on avec des éclats de rire et des applaudissements frénétiques.

– C’est ça, un bon plongeon!… Elle n’en mourra pas!

– Ça lui apprendra à venir se mêler aux honnêtes gens!

– Oui, oui… À l’eau! à l’eau!

– Justement on a cassé la glace ce matin.

– La fille des rues se souviendra des braves gens de la ferme d’Arnouville!

En entendant ces cris inhumains, ces railleries barbares, en voyant l’exaspération de toutes ces figures stupidement irritées qui s’avançaient pour l’enlever, Fleur-de-Marie se crut morte.

À son premier effroi succéda bientôt une sorte de contentement amer: elle entrevoyait l’avenir sous de si noires couleurs qu’elle remercia mentalement le ciel d’abréger ses peines; elle ne prononça plus un mot de plainte, se laissa glisser à genoux, croisa religieusement ses deux mains sur sa poitrine, ferma les yeux et attendit en priant.

Les laboureurs, surpris de l’attitude et de la résignation muette de la Goualeuse, hésitèrent un moment à accomplir leurs projets sauvages; mais, gourmandés sur leur faiblesse par la partie féminine de l’assemblée, ils recommencèrent de vociférer pour se donner le courage d’accomplir leurs méchants desseins.

Deux des plus furieux allaient saisir Fleur-de-Marie, lorsqu’une voix émue, vibrante, leur cria:

– Arrêtez!

Au même instant, Mme Georges, qui s’était frayé un passage au milieu de cette foule, arriva auprès de la Goualeuse, toujours agenouillée, la prit dans ses bras, la releva en s’écriant:

– Debout, mon enfant!… debout, ma fille chérie! On ne s’agenouille que devant Dieu.

L’expression, l’attitude de Mme Georges furent si courageusement impérieuses que la foule recula et resta muette.