L’indignation colorait vivement les traits de Mme Georges, ordinairement pâles. Elle jeta sur les laboureurs un regard ferme et leur dit d’une voix haute et menaçante:
– Malheureux!… n’avez-vous pas honte de vous porter à de telles violences contre cette malheureuse enfant!…
– C’est une…
– C’est ma fille! s’écria Mme Georges en interrompant un des laboureurs. M. l’abbé Laporte, que tout le monde bénit et vénère, l’aime et la protège, et ceux qu’il estime doivent être respectés par tout le monde.
Ces simples paroles imposèrent aux laboureurs.
Le curé de Bouqueval était, dans le pays, regardé comme un saint; plusieurs paysans n’ignoraient pas l’intérêt qu’il portait à la Goualeuse. Pourtant quelques sourds murmures se firent encore entendre; Mme Georges en comprit le sens et s’écria:
– Cette malheureuse fille fût-elle la dernière des créatures, fût-elle abandonnée de tous, votre conduite envers elle n’en serait pas moins odieuse. De quoi voulez-vous la punir? Et de quel droit d’ailleurs? Quelle est votre autorité? La force? N’est-il pas lâche, honteux à des hommes de prendre pour victime une jeune fille sans défense! Viens, Marie, viens, mon enfant bien-aimée, retournons chez nous; là, du moins, tu es connue et appréciée…
Mme Georges prit le bras de Fleur-de-Marie; les laboureurs, confus et reconnaissant la brutalité de leur conduite, s’écartèrent respectueusement.
La veuve seule s’avança et dit résolument à Mme Georges:
– Cette fille ne sortira pas d’ici qu’elle n’ait fait sa déposition chez le maire au sujet de l’assassinat de mon pauvre mari.
– Ma chère amie, dit Mme Georges en se contraignant, ma fille n’a aucune déposition à faire ici; plus tard, si la justice trouve bon d’invoquer son témoignage, on la fera appeler, et je l’accompagnerai… Jusque-là personne n’a le droit de l’interroger.
– Mais, madame… je vous dis…
Mme Georges interrompit la laitière et lui répondit sévèrement:
– Le malheur dont vous êtes victime peut à peine excuser votre conduite; un jour vous regretterez les violences que vous avez si imprudemment excitées. Mlle Marie demeure avec moi à la ferme de Bouqueval, instruisez-en le juge qui a reçu votre première déclaration, nous attendrons ses ordres.
La veuve ne put rien répondre à ces sages paroles; elle s’assit sur le parapet de l’abreuvoir et se mit à pleurer amèrement en embrassant ses enfants.
Quelques minutes après cette scène, Pierre amena le cabriolet; Mme Georges et Fleur-de-Marie y montèrent pour retourner à Bouqueval.
En passant devant la maison de la fermière d’Arnouville, la Goualeuse aperçut Clara: elle pleurait, à demi cachée derrière une persienne entr’ouverte, et fit à Fleur-de-Marie un signe d’adieu avec son mouchoir.
XII Consolations
– Ah! madame! quelle honte pour moi! quel chagrin pour vous! dit Fleur-de-Marie à sa mère adoptive, lorsqu’elle se retrouva seule avec elle dans le petit salon de la ferme de Bouqueval. Vous êtes sans doute pour toujours fâchée avec Mme Dubreuil, et cela à cause de moi. Oh! mes pressentiments!… Dieu m’a punie d’avoir ainsi trompé cette dame et sa fille… je suis un sujet de discorde entre vous et votre amie…
– Mon amie… est une excellente femme, ma chère enfant, mais une pauvre tête faible… Du reste, comme elle a très-bon cœur, demain elle regrettera, j’en suis sûre, son fol emportement d’aujourd’hui…
– Hélas! madame, ne croyez pas que je veuille la justifier en vous accusant, mon Dieu!… Mais votre bonté pour moi vous a peut-être aveuglée… Mettez-vous à la place de Mme Dubreuil… Apprendre que la compagne de sa fille chérie… était… ce que j’étais… dites? Peut-on blâmer son indignation maternelle?
Mme Georges ne trouva malheureusement rien à répondre à cette question de Fleur-de-Marie, qui reprit avec exaltation:
– Cette scène flétrissante que j’ai subie aux yeux de tous, demain tout le pays le saura! Ce n’est pas pour moi que je crains; mais qui sait maintenant si la réputation de Clara… ne sera pas à tout jamais entachée… parce qu’elle m’a appelée son amie, sa sœur! J’aurais dû suivre mon premier mouvement… résister au penchant qui m’attirait vers Mlle Dubreuil… et, au risque de lui inspirer de l’aversion, me soustraire à l’amitié qu’elle m’offrait… Mais j’ai oublié la distance qui me séparait d’elle… Aussi, vous le voyez, j’en suis punie, oh! cruellement punie… car j’aurai peut-être causé un tort irréparable à cette jeune personne, si vertueuse et si bonne…
– Mon enfant, dit Mme Georges après quelques moments de réflexion, vous avez tort de vous faire de si douloureux reproches: votre passé est coupable… oui, très-coupable… Mais n’est-ce rien que d’avoir, par votre repentir, mérité la protection de notre vénérable curé? N’est-ce pas sous ses auspices, sous les miens, que vous avez été présentée à Mme Dubreuil? Vos seules qualités ne lui ont-elles pas inspiré l’attachement qu’elle vous avait librement voué?… N’est-ce pas elle qui vous a demandé d’appeler Clara votre sœur? Et puis enfin, ainsi que je lui ai dit tout à l’heure, car je ne voulais ni ne devais rien lui cacher, pouvais-je, certaine que j’étais de votre repentir, ébruiter le passé, et rendre ainsi votre réhabilitation plus pénible… impossible, peut-être, en vous désespérant, en vous livrant au mépris de gens qui, aussi malheureux, aussi abandonnés que vous l’avez été, n’auraient peut-être pas, comme vous, conservé le secret instinct de l’honneur et de la vertu? La révélation de cette femme est fâcheuse, funeste; mais devais-je, en la prévenant, sacrifier votre repos futur à une éventualité presque improbable?
– Ah! madame, ce qui prouve que ma position est à jamais fausse et misérable, c’est que, par affection pour moi, vous avez eu raison de cacher le passé, et que la mère de Clara a aussi raison de me mépriser au nom de ce passé; de me mépriser… comme tout le monde me méprisera désormais, car la scène de la ferme d’Arnouville va se répandre, tout va se savoir… Oh! je mourrai de honte… je ne pourrai plus supporter les regards de personne!
– Pas même les miens! Pauvre enfant! dit Mme Georges en fondant en larmes et en ouvrant ses bras à Fleur-de-Marie, tu ne trouveras pourtant jamais dans mon cœur que la tendresse, que le dévouement d’une mère… Courage donc, Marie! Ayez la conscience de votre repentir. Vous êtes ici entourée d’amis, eh bien! cette maison sera le monde pour vous… Nous irons au-devant de la révélation que vous craignez: notre bon abbé assemblera les gens de la ferme, qui vous aiment déjà tant; il leur dira la vérité sur le passé… Croyez-moi, mon enfant, sa parole a une telle autorité que cette révélation vous rendra plus intéressante encore.
– Je vous crois, madame, et je me résignerai; hier, dans notre entretien, M. le curé m’avait annoncé les douloureuses expiations: elles commencent, je ne dois pas m’étonner. Il m’a dit encore que mes souffrances me seraient un jour comptées… Je l’espère… Soutenue dans ces épreuves par vous et par lui, je ne me plaindrai pas.
– Vous allez d’ailleurs le voir dans quelques moments, jamais ses conseils ne vous auront été plus salutaires… Voici déjà quatre heures et demie; disposez-vous à aller au presbytère, mon enfant… Je vais écrire à M. Rodolphe pour lui apprendre ce qui est arrivé à la ferme d’Arnouville… Un exprès lui portera ma lettre… puis j’irai vous rejoindre chez notre bon abbé… car il est urgent que nous causions tous trois.