– Vous me permettrez, madame, dit Rodolphe en souriant après avoir salué respectueusement la marquise, de renouveler connaissance avec mon ancienne petite amie, qui, je le crains bien, m’aura oublié.
Et se courbant un peu, il tendit la main à Claire.
Celle-ci attacha d’abord curieusement sur lui ses deux grands yeux noirs; puis, le reconnaissant, elle fit un gentil signe de tête et lui envoya un baiser du bout de ses doigts amaigris.
– Vous reconnaissez monseigneur, mon enfant? demanda Clémence à Claire.
Celle-ci baissa la tête affirmativement et envoya un nouveau baiser à Rodolphe.
– Sa santé paraît s’être améliorée depuis que je ne l’ai vue, dit-il avec intérêt en s’adressant à Clémence.
– Monseigneur, elle va un peu mieux, quoique toujours souffrante.
La marquise et le prince, aussi embarrassés l’un que l’autre en songeant à leur prochain entretien, étaient presque satisfaits de le voir reculé de quelques minutes par la présence de Claire; mais la gouvernante ayant discrètement emmené l’enfant, Rodolphe et Clémence se trouvèrent seuls.
XVI Les aveux
Le fauteuil de Mme d’Harville était placé à droite de la cheminée, où Rodolphe, resté debout, s’accoudait légèrement.
Jamais Clémence n’avait été plus frappée du noble et gracieux ensemble des traits du prince; jamais sa voix ne lui avait semblé plus douce et plus vibrante.
Sentant combien il était pénible pour la marquise de commencer cette conversation, Rodolphe lui dit:
– Vous avez été, madame, victime d’une trahison indigne: une lâche délation de la comtesse Sarah Mac-Gregor a failli vous perdre.
– Il serait vrai, monseigneur? s’écria Clémence. Mes pressentiments ne me trompaient donc pas… Et comment Votre Altesse a-t-elle pu savoir?…
– Hier, par hasard, au bal de la comtesse ***, j’ai découvert le secret de cette infamie. J’étais assis dans un endroit écarté du jardin d’hiver. Ignorant qu’un massif de verdure me séparait d’eux et me permettait de les entendre, la comtesse Sarah et son frère vinrent s’entretenir près de moi de leurs projets et du piège qu’ils vous tendaient. Voulant vous prévenir du péril dont vous étiez menacée, je me rendis à la hâte au bal de Mme de Nerval, croyant vous y trouver: vous n’y aviez pas paru. Vous écrire ici ce matin, c’était exposer ma lettre à tomber entre les mains du marquis, dont les soupçons devaient être éveillés. J’ai préféré aller vous attendre rue du Temple, pour déjouer la trahison de la comtesse Sarah. Vous me pardonnez, n’est-ce pas, de vous entretenir si longtemps d’un sujet qui doit vous être désagréable? Sans la lettre que vous avez eu la bonté de m’écrire… de ma vie je ne vous eusse parlé de tout ceci…
Après un moment de silence, Mme d’Harville dit à Rodolphe:
– Je n’ai qu’une manière, monseigneur, de vous prouver ma reconnaissance… c’est de vous faire un aveu que je n’ai fait à personne. Cet aveu ne me justifiera pas à vos yeux, mais il vous fera peut-être trouver ma conduite moins coupable.
– Franchement, madame, dit Rodolphe en souriant, ma position envers vous est très-embarrassante…
Clémence, étonnée de ce ton presque léger, regarda Rodolphe avec surprise.
– Comment, monseigneur?
– Grâce à une circonstance que vous devinerez sans doute, je suis obligé de faire… un peu le grand-parent, à propos d’une aventure qui, dès que vous aviez échappé au piège odieux de la comtesse Sarah, ne méritait pas d’être prise si gravement… Mais, ajouta Rodolphe avec une nuance de gravité douce et affectueuse, votre mari est pour moi presque un frère; mon père avait voué à son père la plus affectueuse gratitude. C’est donc très-sérieusement que je vous félicite d’avoir rendu à votre mari le repos et la sécurité.
– Et c’est aussi parce que vous honorez M. d’Harville de votre amitié, monseigneur, que je tiens à vous apprendre la vérité tout entière… et sur un choix qui doit vous sembler aussi malheureux qu’il l’est réellement… et sur ma conduite, qui offense celui que Votre Altesse appelle presque son frère.
– Je serai toujours, madame, heureux et fier de la moindre preuve de votre confiance. Cependant, permettez-moi de vous dire, à propos du choix dont vous parlez, que je sais que vous avez cédé autant à un sentiment de pitié sincère qu’à l’obsession de la comtesse Sarah Mac-Gregor, qui avait ses raisons pour vouloir vous perdre… Je sais encore que vous avez hésité longtemps avant de vous résoudre à la démarche que vous regrettez tant à cette heure.
Clémence regarda le prince avec surprise.
– Cela vous étonne! Je vous dirai mon secret un autre jour, afin de ne pas passer à vos yeux pour sorcier, reprit Rodolphe en souriant. Mais votre mari est-il complètement rassuré?
– Oui, monseigneur, dit Clémence en baissant les yeux avec confusion; et, je vous l’avoue, il m’est pénible de l’entendre me demander pardon de m’avoir soupçonnée, et s’extasier sur mon modeste silence à propos de mes bonnes œuvres.
– Il est heureux de son illusion, ne vous la reprochez pas, maintenez-le toujours, au contraire, dans sa douce erreur… S’il ne m’était interdit de parler légèrement de cette aventure, et s’il ne s’agissait pas de vous, madame… je dirais que jamais une femme n’est plus charmante pour son mari que lorsqu’elle a quelque tort à dissimuler. On n’a pas idée de toutes les séduisantes câlineries qu’une mauvaise conscience inspire, on n’imagine pas toutes les fleurs ravissantes que fait souvent éclore une perfidie… Quand j’étais jeune, ajouta Rodolphe, en souriant, j’éprouvais toujours, malgré moi, une vague défiance lors de certains redoublements de tendresse; et comme de mon côté je ne me sentais jamais plus à mon avantage que lorsque j’avais quelque chose à me faire pardonner, dès qu’on se montrait pour moi aussi perfidement aimable que je voulais le paraître, j’étais bien sûr que ce charmant accord… cachait une infidélité mutuelle.
Mme d’Harville s’étonnait de plus en plus d’entendre Rodolphe parler en raillant d’une aventure qui aurait pu avoir pour elle des suites si terribles; mais devinant bientôt que le prince, par cette affectation de légèreté, tâchait d’amoindrir l’importance du service qu’il lui avait rendu, elle lui dit, profondément touchée de cette délicatesse:
– Je comprends votre générosité, monseigneur… Permis à vous maintenant de plaisanter et d’oublier le péril auquel vous m’avez arrachée… Mais ce que j’ai à vous dire, moi, est si grave, si triste, cela a tant de rapport avec les événements de ce matin, vos conseils peuvent m’être si utiles, que je vous supplie de vous rappeler que vous m’avez sauvé l’honneur et la vie… oui, monseigneur, la vie… Mon mari était armé; il me l’a avoué dans l’excès de son repentir; il voulait me tuer!…
– Grand Dieu! s’écria Rodolphe avec une vive émotion.
– C’était son droit, reprit amèrement Mme d’Harville.
– Je vous en conjure, madame, répondit Rodolphe très-sérieusement cette fois, croyez-moi, je suis incapable de rester indifférent à ce qui vous intéresse; si tout à l’heure j’ai plaisanté, c’est que je ne voulais pas appesantir tristement votre pensée sur cette matinée, qui a dû vous causer une si terrible émotion. Maintenant, madame, je vous écoute religieusement, puisque vous me faites la grâce de me dire que mes conseils peuvent vous être bons à quelque chose.